On pourrait définir le sanitarisme comme étant la disposition à faire de la santé la valeur suprême et la priorité politique, auxquelles il faudrait subordonner les autres valeurs et l’ensemble des activités humaines. La notion de « sanitarisme » comprend une connotation critique, associée à la mise en question de cette tendance lourde des sociétés contemporaines à donner une importance de plus en plus grande à la protection de la santé. Il est cependant permis de voir dans cette évolution, illustrée par la réaction mondiale face à la pandémie de Covid-19, un progrès moral de l’humanité. Comme l’a rappelé ici même Jean-François Margolin, « pour la première fois en trois mille ans d’histoire, un régime chinois a décidé de sacrifier une partie notable de sa puissance (économique en particulier) pour préserver ses concitoyens », quand en 1959, Mao Zedong sacrifiait quelques dizaines de millions de Chinois, morts de faim pour un hypothétique « Grand Bond ». Comme on sait, la moyenne d’âge des morts de la Covid est de 81 ans, et neuf dixièmes de ses victimes ont plus de  65 ans. Nous avons donc bloqué les économies et sacrifié les profits afin d’enrayer la diffusion d’une maladie bénigne pour les jeunes et les adultes en âge de travailler, lesquels représentent l’avenir et le présent de la nation, et de préserver  ainsi la vie du petit nombre des improductifs ou des moins productifs, déjà proches de la mort. Ce « désintéressement » social est remarquable : il illustre le fait que la politique est au service de l’individu, le fait qu’en lieu et place de la disposition traditionnelle à sacrifier les individus à la prospérité de la communauté, nous sommes désormais disposés à risquer celle-ci afin de sauvegarder « coûte que coûte » la santé des individus.

Le Collège de Philosophie : Bilan d’une crise (épisode 1) – Précautionnisme et sanitarisme    VISIONNER

Le confinement imposé par les États a cependant provoqué des réactions critiques et une mise en question de cette montée en puissance du sanitarisme qui peut aussi revêtir des aspects inquiétants, comme l’a souligné Pierre-Henri Tavoillot (dont on peut lire par ailleurs ici une analyse fouillée du phénomène) en tirant pour le Figaro le bilan de la crise sanitaire :

L’enjeu capital est la montée en puissance du « sanitarisme », c’est-à-dire la tentation de tout sacrifier sur l’autel de la santé publique. C’est un point sur lequel nous devons être très vigilant, car il a une face claire et une face sombre. La première offre un cinglant démenti à tous ceux qui parlaient de notre société comme exclusivement capitaliste, jeuniste et consumériste. En fait, nous avons fait nôtre, depuis trois mois, le slogan d’Olivier Besancenot : « Nos vies valent plus que leurs profits ». A part que ces profits étaient potentiellement aussi les nôtres, comme on va le constater cruellement dans les mois qui viennent. En tout cas, l’économie s’est arrêtée pour la santé et la vie des personnes, y compris âgées. Mais, l’autre face est que le sanitaire risque de déborder, si je puis dire, de tous les côtés. Si je prends la définition de la santé de l’OMS — « état complet de bien-être physique, mental et social » —, je me dis non seulement que je ne vais pas si bien que cela, mais qu’il va être difficile de poser des bornes à ce « droit à la santé ». En fait, dans ma vie, rien ne lui échappe. D’ailleurs, elle devient non seulement un droit, mais un devoir. Car, avec tout ce que la société fait pour ma santé, je me dois de la préserver, non pas tant pour moi que pour les autres. La « mauvaise » conduite (fumer, boire, manger saler, tousser, …), si ce n’est la maladie, est ainsi en passe de devenir une faute, comme dans le roman de Samuel Butler, Erewhon (1872) où les malades sont traités en criminels. Bref, c’est au nom de la santé que les libertés auront le plus de risques d’être sacrifiées désormais. Et on pourrait ajouter qu’elle (re)devient synonyme de salut dans une époque de retrait du religieux. « La santé ou la mort », pourrait-on dire ! Car aujourd’hui, les interdits alimentaires ne sont plus dictés par les églises, mais par les médecins ; de même que les rites et les prières. La santé comme droit, devoir et salut : voilà ce qu’est le « sanitarisme » auquel il convient de poser des limites sans pour autant renoncer aux bienfaits. Car la régression des libertés ne vient jamais d’en-haut sans la complicité de l’en-bas, c’est-à-dire de nous-mêmes. On le sait depuis au moins la Servitude volontaire d’Etienne de la Boétie. 

La critique du sanitarisme qui s’est manifestée à l’occasion de cette crise sanitaire a développé cinq grands thèmes et revêtu deux modalités distinctes. La première ligne de force est la mise en cause de l’impérialisme de la politique sanitaire, de l’impératif de santé publique, auquel tous les objectifs, toutes les autres activités et tous les idéaux devaient être subordonnés. Ce diktat politique, c’est le second thème développé, s’accompagne d’un ordre moral hygiéniste qui vise à faire de la santé une valeur, de la survie un impératif moral, conduisant à la confusion de la prudence et de la morale. La fête de la musique a par exemple occasionné un conflit entre hédonisme et hygiénisme, donnant ainsi lieu à un flot de leçons de morale mettant en cause les déviants qui ont eu l’impudence d’oublier les « gestes barrière ». Troisième orientation de la critique : la dénonciation de la restriction des libertés, notamment de la plus élémentaire d’entre elles, la liberté d’aller et venir. Le quatrième thème est celui de la « barbarie » du sanitarisme, que l’on peut illustrer par l’interdiction qui de participer aux funérailles d’un ami mais aussi, de manière moins tragique, par la prohibition des poignées de mains et des bises : ce sont les rituels les mieux ancrés et les liens d’amour et d’amitié qui se sont ainsi vus bafouer par le culte de la santé.

Dictature et barbarie, l’ordre sanitaire est aussi l’expression d’une aliénation, dont la dénonciation s’accompagne généralement d’une référence obligée au Discours sur la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie. Le pire, au regard des contempteurs du sanitarisme, fut la facilité avec laquelle nous avons consenti à la privation de liberté qui nous a été imposée. Un tel consentement ne peut être extorqué que par la peur, une peur disproportionnée par rapport à la dangerosité réelle de la maladie. Le cinquième thème, central et incontournable, de la critique du sanitarisme est donc la dénonciation de la peur, à laquelle ce petit texte lyrique par lequel Bernard-Henri Lévy justifie son dernier livre peut servir d’illustration :

Ce petit livre, Ce virus qui rend fou, je l’ai écrit dans le chagrin. Je l’ai écrit dans le voisinage et le deuil de ceux dont j’apprenais, comme nous tous, la mort. Mais je l’ai aussi écrit dans l’inquiétude face à l’autre épidémie, non de Covid, mais de peur, qui s’est abattue sur le monde. On hait quand on a peur. On se défie de son voisin, on devient délateur ou corbeau. Et, là, parce qu’on avait peur, on était prêt à dénoncer le même soignant qu’on applaudissait au balcon mais qu’on ne voulait pas voir habiter l’étage en dessous. Et là, parce qu’on avait peur, on était prêt à céder sur ses libertés, ses droits et les droits de son prochain. Et là, parce qu’on a eu peur, on a commencé d’échanger le bon vieux contrat social contre un nouveau contrat vital qui promettait de transformer nos sociétés, au pire, en fermes aux animaux parqués en toute sécurité – au mieux, en espaces confinés (ah l’abomination de ce mot !) où il sera recommandé de se claquemurer, de respecter les gestes barrières et de maintenir, sous contrôle médical, une prudente distanciation sociale. J’ai écrit ce petit livre parce que j’ai vu le monde devenir l’otage de cette peur. Je l’ai écrit parce que je sais que le virus de la peur est une autre cause des calamités qui, depuis des millénaires, accablent les humains. Je l’ai écrit parce que je sais, à l’oreille, qu’il y a là une musique qui est celle de toutes les lâchetés et persécutions. Je l’ai voulu comme un barrage modeste et fragile face à une terreur qui rôde et dont je crois qu’elle peut, armée de ses bréviaires et évangéliaires hygiénistes, dévaster le monde davantage que le Covid.

Ces thèmes ont toutefois été développés selon deux modalités qu’il faut absolument distinguer. Il existe en effet un clivage très net entre d’une part une critique radicale, qui entendait dénoncer le confinement ainsi que les raisons légitimant sa mise en place et son acceptation, et, d’autre part, une critique modérée, dont la finalité était de mettre en cause certaines dérives du sanitarisme et non le principe même des mesures qui ont été prises pour faire face à l’urgence sanitaire. Deux philosophes ont à cet égard durant la crise marqué le débat public de leur empreinte, illustrant chacune de ces deux modalités : Giorgio Agamben et André Comte-Sponville.

La critique radicale du sanitarisme : Giorgio Agamben

La référence à l’analyse foucaldienne de la « biopolitique » constitue un bon marqueur de la critique radicale. Les analyses historiques de Michel Foucault servent volontiers d’alibi théorique à la la dénonciation d’un État normatif dont la finalité serait de « contrôler »  les individus et les populations. On ne s’étonnera donc pas de trouver cette référence chez Giogio Agamben comme chez BHL, afin de justifier la critique de la soumission au « biopouvoir », à la nouvelle sainte alliance de l’État, de la médecine et de la science. La référence est devenue un lieu commun au sein même du monde médical, comme en témoigne cet article publié par Éric Caumes et Mathurin Maillet le 15 avril dans Le Monde , qui alerte lui aussi sur les dérives possibles du sanitarisme :

Si le confinement fait consensus chez les experts en santé publique, essayons de ne pas le vivre de façon réactive à une injonction légale. Aiguisons, à l’inverse, notre esprit critique pour nous rendre compte de la formidable suprématie de la science et de la médecine sur la vie des individus. Nous vivons la démonstration flagrante de l’existence d’un biopouvoir d’ampleur planétaire ! Le contrôle de la vie des individus par la médiation de la santé, ou biopolitique, contre laquelle Foucault mettait en garde est, en cette période, criant. Profitons de ce moment de réclusion pour réfléchir à cette dépendance inouïe de l’homme envers la médecine, que dénonçait déjà Ivan Illich. Cette emprise a grandi à un tel point qu’elle est aujourd’hui capable d’arrêter le cours du monde. Un nombre incalculable de vies souffriront, voire s’effondreront, sous les effets secondaires de cette crise sanitaire. A force d’avoir encouragé la quête infinie de santé et de sécurité, nous avons, paradoxalement, rendu la vie extrêmement fragile… Tâchons de devenir plus indépendants vis-à-vis de ce biopouvoir en tentant d’appréhender cette crise sanitaire, non comme une maladie, mais comme un symptôme civilisationnel.

Chez Agamben, l’inspiration foucaldienne conduit à assimiler sans nuance le sanitarisme au totalitarisme, comme ici, dans un entretien au Monde daté du 24 mars :

Comme Michel Foucault l’a montré avant moi, les gouvernements sécuritaires ne fonctionnent pas nécessairement en produisant la situation d’exception, mais en l’exploitant et en la dirigeant quand elle se produit. Je ne suis certainement pas le seul à penser que pour un gouvernement totalitaire comme celui de la Chine, l’épidémie a été le moyen idéal pour tester la possibilité d’isoler et contrôler une région entière. Et qu’en Europe l’on puisse se référer à la Chine comme un modèle à suivre, cela montre le degré d’irresponsabilité politique dans lequel la peur nous a jetés. Il faudrait s’interroger sur le fait au moins étrange que le gouvernement chinois déclare tout à coup close l’épidémie quand cela lui convient.

Dans un société nihiliste d’où toute dimension de transcendance a disparu et qui ne croit plus qu’à la survie, à la « vie nue », la peur serait devenue l’unique et mauvaise conseillère, nous conduisant à sacrifier nos libertés en échange de la sécurité que nous apporte l’État. Nous en serions ainsi venus à accepter « l’état d’exception permanent » comme une condition normale. Dans cette perspective, le sanitarisme occupe une place centrale, que l’épidémie de Covid n’a fait que révéler : « Le fait nouveau, estime Agamben, est que la santé devient une obligation juridique à remplir à tout prix. » Le texte qui suit, intitulé « Une question », publié sur le site Quodlibet et traduit de l’italien par Florence Balique, récapitule très clairement les grands thèmes de la critique radicale du sanitarisme conduite par le philosophe italien :

Je voudrais partager avec qui en a envie une question à laquelle, depuis maintenant plus d’un mois, je ne cesse de réfléchir. Comment a-t-il pu advenir qu’un pays tout entier, sans s’en rendre compte, se soit écroulé éthiquement et politiquement, confronté à une maladie ? Les mots que j’ai employés pour formuler cette question ont été, un à un, attentivement pesés. La mesure de l’abdication des principes éthiques et politiques qui nous sont propres est, en effet, très simple : il s’agit de se demander quelle est la limite au-delà de laquelle on n’est pas disposé à y renoncer. Je crois que le lecteur qui se donnera la peine de considérer les points qui suivent ne pourra pas ne pas convenir – sans s’en rendre compte ou en feignant de ne pas s’en rendre compte – que le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie a été franchi.

1) Le premier point, peut-être le plus grave, concerne les corps des personnes mortes. Comment avons-nous pu accepter, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, que les personnes qui nous sont chères et les êtres humains en général non seulement mourussent seuls – chose qui n’était jamais arrivée auparavant dans l’histoire, d’Antigone à aujourd’hui – mais que leurs cadavres fussent brûlés sans funérailles ?

2) Nous avons ensuite accepté sans que cela nous pose trop de problèmes, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de limiter dans une mesure qui n’était jamais advenue auparavant dans l’histoire du pays, ni même durant les deux guerres mondiales (le couvre-feu durant la guerre était limité à certaines heures), notre liberté de mouvement. Nous avons en conséquence accepté, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de suspendre de fait nos liens d’amitié et d’amour parce que notre prochain était devenu une possible source de contagion.

3) Cela a pu advenir – et l’on touche ici la racine du phénomène – parce que nous avons scindé l’unité de notre expérience vitale, qui est toujours inséparablement corporelle et spirituelle, en une entité purement biologique d’une part et une vie affective et culturelle d’autre part. Ivan Illitch a montré, et David Cayley l’a ici rappelé récemment, les responsabilités de la médecine moderne dans cette scission, qui est donnée pour acquise et qui, pourtant, est la plus grande des abstractions. Je sais bien que cette abstraction a été réalisée par la science moderne avec les dispositifs de réanimation, qui peuvent maintenir un corps dans un état de pure vie végétative.

Mais si cette condition s’étend au-delà des frontières spatiales et temporelles qui lui sont propres, comme on cherche aujourd’hui à le faire, et devient une sorte de principe de comportement social, on tombe dans des contradictions sans issue.

Je sais que quelqu’un s’empressera de répondre qu’il s’agit d’une condition limitée dans le temps, que celle-ci une fois passée, tout redeviendra comme avant. Il est vraiment singulier que l’on puisse le répéter si ce n’est de mauvaise foi, du moment que les mêmes autorités qui ont proclamé l’urgence ne cessent de nous rappeler que, quand l’urgence sera surmontée, il faudra continuer à observer les mêmes directives et que, la « distanciation sociale », comme on l’a appelée suivant un euphémisme significatif, sera le nouveau principe d’organisation de la société. Et en tout cas, ce que, de bonne ou de mauvaise foi, l’on a accepté de subir ne pourra pas être effacé.

Je ne peux pas, à ce point précis, puisque j’ai accusé la responsabilité de chacun de nous, ne pas mentionner les responsabilités encore plus graves de ceux qui auraient eu le devoir de veiller sur la dignité de l’homme. Avant tout l’Église qui, se faisant la servante de la science, devenue désormais la religion de notre temps, a radicalement renié ses principes les plus essentiels. L’Église, sous un pape qui se nomme François, a oublié que François embrassait les lépreux. Elle a oublié que l’une des œuvres de la miséricorde est celle de visiter les malades. Elle a oublié que les martyrs enseignent qu’on doit être disposé à sacrifier la vie plutôt que la foi et que renoncer à son prochain signifie renoncer à la foi. Une autre catégorie qui a manqué à ses devoirs est celle des juristes. Nous sommes habitués depuis longtemps à l’usage inconsidéré des décrets d’urgence par lesquels, de fait, le pouvoir exécutif se substitue au législatif, abolissant le principe de séparation des pouvoirs qui définit la démocratie. Mais dans le cas présent, toute limite a été dépassée, et l’on a l’impression que les mots du premier ministre et du chef de la protection civile ont, comme on disait pour ceux du Führer, immédiatement valeur de loi. Et l’on ne voit pas comment, une fois épuisée la limite de validité temporelle des décrets d’urgence, les limitations de la liberté pourront être, comme on l’annonce, maintenues. Avec quels dispositifs juridiques ? Avec un état d’exception permanent ? Il est du devoir des juristes de vérifier comment sont respectées les règles de la constitution, mais les juristes se taisent. Quare silete iuristae in munere vestro ?

Je sais qu’il y aura immanquablement quelqu’un pour me répondre que, même s’il est lourd, le sacrifice a été fait au nom de principes moraux. À celui-là, je voudrais rappeler qu’Eichmann, apparemment en toute bonne foi, ne se lassait pas de répéter qu’il avait fait ce qu’il avait fait selon sa conscience, pour obéir à ceux qu’il retenait être les préceptes de la morale kantienne. Une loi qui affirme qu’il faut renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, impose de renoncer à la liberté.

L’analyse d’Agamben et sa dénonciation radicale du confinement ont fait l’objet de nombreuses critiques, comme ici par Luc Ferry, lequel, dans la sienne,  englobe aussi BHL :

Un certain nombre, sinon de penseurs, du moins de haut-parleurs de la vie intellectuelle tentent aujourd’hui de vendre leurs livres en exploitant le thème du risque totalitaire. Ressortant les niaiseries de Foucault sur la «biopolitique», assurant que le Covid nous a «rendus fous», que nous vivons une «épidémie de pétainisme», que le pouvoir «cherche toujours à réduire les libertés», ils prétendent que le «biototalitarisme» est en marche, que nous avons été traités comme «une galerie d’enfants», voire comme des moutons qu’on conduit à l’abattoir. Ces thèses, populaires chez les anciens gauchistes comme chez les néolibéraux, sont pourtant d’une rare bêtise, tant sur le plan politique que philosophique.

Qui peut sérieusement croire que notre gouvernement, quelles que soient ses erreurs, mijote d’instaurer en douce un régime totalitaire ? (…)  À la limite, tout au long de l’épidémie, le reproche qu’on pourrait à meilleur droit faire à nos gouvernants, c’est d’avoir par trop tâtonné, de n’avoir su trancher, ni assez vite ni surtout assez bien, face aux polémiques qui dominaient les milieux scientifiques, en particulier sur la question des masques et des tests. En revanche, on peut et on doit les féliciter d’avoir mis la vie au-dessus de l’économie, d’avoir choisi, à l’encontre exact de ce qui s’est passé avec la grippe de Hongkong en l968, de placer la santé définitivement au-dessus de la logique du profit, bref le contraire exact de cette accusation stupide de biototalitarisme et de pétainisme qu’on trouve chez les néolibéraux comme dans cette France insoumise qui prétend sans rire que le gouvernement a mis les intérêts privés au-dessus de l’intérêt général !

Mais il y a plus: sur un plan philosophique, il faut ne rien comprendre au concept de liberté et oublier ce que Rousseau en disait avec justesse et profondeur, pour ne pas voir que la liberté, la vraie, ce n’est pas le droit de faire n’importe quoi hors de toute limite, mais est d’abord et avant tout «l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite». Or en l’occurrence, c’est bien librement, et même, dans l’immense majorité des cas, avec beaucoup de bon sens et de civisme que nos concitoyens ont accepté de limiter leurs libertés, attendu que sans le confinement et les fameux gestes barrières, il y aurait eu des milliers de morts en plus. En outre, tout au long de cet épisode funeste, l’État de droit a été consulté et respecté, car c’est bien sous l’égide du Parlement que nos gouvernants ont agi en prenant des mesures d’exception qu’ils jugeaient adaptées à la situation (parfois à tort, parfois à raison, les enquêtes le diront). Dans ces conditions, parler de politique «sanitaro-totalitaire» ou d’«épidémie de pétainisme» est non seulement stupide, mais indécent. 

La critique tempérée du sanitarisme : André Comte-Sponville

André Comte-Sponville, et cela fait une très grande différence avec Agamben, a approuvé l’action des gouvernements qui ont décrété le confinement, permettant ainsi de sauver des milliers de vies : Nos sociétés, répond-il à une question du Point, ont réagi à la pandémie « fortement, efficacement, démocratiquement ». Son « coup de gueule » est intervenu au moment où le confinement arrivait à son terme et où le culte de la santé et la peur de la mort conduisaient certains à reculer devant la perspective du déconfinement.

Lors d’une audition au Sénat, le président du Conseil scientifique annonçait  à la mi-avril que les personnes « à risque », 18 millions de Français, devraient rester confinées jusqu’en décembre 2020. La logique de la « prescription » changeait soudain de nature. Le confinement était un devoir civique imposé à tous afin de couper les chaînes de transmission du virus, d’éviter la saturation des hôpitaux et de faciliter ainsi le travail des soignants. Il fallait « rester à la maison » non d’abord pour se protéger soi-même mais surtout pour ne pas être soi-même un agent de mort en véhiculant et diffusant le virus. L’exigence faite aux personnes fragiles, principalement aux plus de 65 ans, de rester confiner après le déconfinement des actifs, n’était en revanche pas autre chose qu’une mesure de précaution visant à protéger les gens contre eux-même, à les contraindre pour leur bien. Faire le bonheur des gens malgré eux est ce qui définit le « paternalisme » que le libéralisme politique a toujours combattu. La légitimité de la mesure était d’ailleurs si douteuse qu’elle fut in fine recalée par le gouvernement.

Le Collège de Philosophie : Bilan d’une crise (épisode 1) – Précautionnisme et sanitarisme    VISIONNER

Tel fut, à l’en croire, l’événement qui a déclenché chez André comte-Sponville la volonté d’intervenir dans l’espace public. Il donne notamment cette précision dans le dernier texte qu’il a consacré au sujet. Sa réponse aux critiques que lui avait adressées Jean-Pierre Dupuy fut l’occasion d’expliciter les intentions qui ont animé sa critique du sanitarisme :

La seule chose contre quoi je me sois rebellé, c’est l’idée, qui fut un temps proposée par plusieurs médecins, que les plus de 65 ans seraient autoritairement confinés plusieurs semaines ou plusieurs mois de plus que les autres. J’y ai vu une injustice inutile. Car les plus vieux ne sont pas plus contagieux, ni donc plus dangereux pour les autres, que les plus jeunes : ils sont simplement plus fragiles. Et l’idée qu’on prétende m’enfermer pour mon bien m’a paru en effet fort inquiétante. Je n’avais pas forcément tort, puisque le gouvernement, très vite, y a renoncé.

Dans les différents médias où il s’est exprimé, Comte-sponville a pu ainsi livrer une critique générale du pan-médicalisme résultant du culte de la santé, comme par exemple ici dans le Temps :

Je déplore le pan-médicalisme, cette idéologie qui attribue tout le pouvoir à la médecine. Une civilisation est en train de naître, qui fait de la santé la valeur suprême. Voyez cette boutade de Voltaire: «J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé.» Auparavant, la santé était un moyen pour atteindre le bonheur. Aujourd’hui, on en fait la fin suprême, dont le bonheur ne serait qu’un moyen ! Conséquemment, on délègue à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés. Dieu est mort, vive l’assurance maladie !

Le point central de la critique est la question de la valeur et touche au problème de l’humanisme. C’est d’abord en tant qu’êtres vivants, parce que nous préférons être vifs que morts, que nous valorisons la santé. Mais ce que nous appelons « bonheur », la « vie bonne », dépend  de ce qui donne sens et valeur à la vie et qui peut varier d’un individu à l’autre, d’une civilisation à l’autre ou d’une philosophie à l’autre. Les médecins s’occupent de réparer les corps et de prolonger la vie, non de définir la valeur ou du sens de celle-ci. Faire de la santé « la valeur suprême », à la place par exemple de la liberté, de la justice ou de l’amour, revient donc pour ainsi dire à animaliser l’homme. C’est l’expression d’une « barbarie » au sens où André Comte-Sponville, définit précisément celle-ci : « une confusion des ordres », au sens pascalien, qui consiste à « soumettre le plus haut au plus bas » (Dictionnaire philosophique). Faire de la santé une fin alors qu’elle ne devrait être qu’un moyen conduit en l’occurrence à soumettre la politique, la morale et la sagesse à l’ordre de l’expertise scientifique et médicale, à confier aux médecins un pouvoir sur nos existences et sur la société. Comte-Sponville illustre cette confusion des ordres par la référence à un dessin de Sempé où l’on voit un homme dans une église s’adresser à Dieu en ces termes : « J’ai tellement confiance en Vous que, la plupart du temps, je vous appelle Docteur. » L’humour se fait ici profond : la montée en puissance du sanitarisme est indissociable de la sécularisation des sociétés.

André Comte-Sponville décline sa critique générale dans les trois ordres du politique, de la morale et de la sagesse. Dans le registre politique, il pointe, outre le risque de l’expertocratie, celui d’un exclusivisme sanitaire qui risque de faire oublier le nécessaire questionnement sur les priorité politiques : 

Dans une démocratie, déclare-t-il au Point, c’est le peuple qui est souverain, ce sont les élus qui font la loi, pas les experts. J’en viens à craindre une « chiraquisation » de la politique : éviter les sujets qui fâchent, renoncer à toute réforme impopulaire, ne plus s’occuper que de la santé et de la protection des Français – plan anticancer, plan pour la sécurité routière, plan contre Alzheimer, plan contre les épidémies… Contre quoi il faut rappeler que la politique est conflictuelle par essence. Quand tout le monde est d’accord pour dire que la santé vaut mieux que la maladie, ce n’est plus de la politique ! Attention de ne pas prendre modèle sur la Chine. Quand la politique se dissout dans la technocratie, qui est le règne des experts, la démocratie se meurt.

Le conflit qu’il fallait ranimer durant la crise sanitaire était celui de l’urgence sanitaire vs l’impératif économique. Le mérite de Comte-Sponville, à cet égard, aura été, au moment adéquat (avant le déconfinement), de briser le dogme suivant lequel il faudrait sauver les vies « quoiqu’il en coûte » sur le plan économique. Il n’y a pas lieu, en effet, d’établir une hiérarchie entre la santé et la prospérité économique. D’abord parce l’économie de la santé dépend de la santé de l’économie. Ensuite parce que la misère qui résulterait d’une récession économique de grande ampleur pourrait s’avérer meurtrière, sinon dans les pays riches, qui auront à subir chômage et faillites mais qui ont peut-être les moyens d’encaisser le choc, du moins dans les pays pauvres, lesquels peuvent avoir été peu ou pas du tout affectés par la Covid mais pâtiront tous sans exception de la récession globale qui s’annonce. La valeur humaine de l’ambition économique n’est pas moindre que celle de l’ambition sanitaire : la prospérité permet aux familles et aux États de nourrir, soigner et éduquer leurs enfants. Il faut être un idéologue borné pour penser que de la récession et de la décroissance puisse advenir autre chose que la misère, le malheur et la mort. Dans sa réponse à Jean-Pierre Dupuy, André Comte-Sponville réhabilite ainsi la légitimité du questionnement contre la fausse évidence de la supériorité « humanitaire » du sanitaire :

Il était clair, dès le départ, que le confinement allait coûter extrêmement cher. Ce n’était pas une raison pour le condamner, ce que je n’ai jamais fait, mais méritait, m’a-t-il semblé, qu’on y réfléchisse. Or à l’époque, je veux dire en mars-avril (c’est moins vrai aujourd’hui), cette question semblait taboue : quand des vies sont en jeu, pas question de parler d’argent ! Aussi ne voyait-on, sur nos écrans de télévision, que des médecins, se succédant à longueur d’émissions, pratiquement jamais d’économistes. Je m’en suis étonné, et je continue de penser que j’avais raison. De là ce que je disais, par exemple, dans le débat avec Francis [Wolff] : « Sacrifier la santé à la rentabilité ? Il n’en est pas question ! Mais pas question non plus de sacrifier l’économie à la santé : on meurt plus vite de faim que de maladie. La médecine coûte cher. Elle a donc besoin d’une économie performante. »

Dans le registre moral, André Comte-Sponville dénonce le « sanitairement correct », c’est-à-dire l’ordre moral qui impose le dogme de la priorité sanitaire, culpabilisant les imprudents, instituant le devoir d’avoir peur et générant la peur de penser et de parler : « à écouter les médias, spécialement télévisuels, écrit-il dans sa réponse à Jean-Pierre Dupuy, j’avais le sentiment qu’il y avait des choses qu’on n’avait plus le droit de dire, des questions qu’on n’avait pas le droit de poser, et cela m’a paru inquiétant pour notre démocratie. J’ai donc décidé, lorsqu’on me sollicitait (ou plutôt les rares fois où j’ai accepté cette invitation), de ne cacher ni mes doutes ni mon inquiétude. »

Dans le registre de la sagesse, enfin, André Comte-Sponville tint le discours intempestif du consentement à la mort : 

Surtout je rappelai – idée bien avérée dans la tradition – qu’il n’y a pas de sagesse sans acceptation de la mort. Je citai Montaigne : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. » J’en tirai la conclusion que la médecine est là pour nous soigner, quand c’est nécessaire, pour nous guérir, quand c’est possible, mais pas pour nous empêcher de mourir, projet fou qui voue la médecine à l’échec et nos systèmes de santé à la pénurie. De là cette formule que j’ai utilisée, dans l’entretien du JDD, et que j’assume : «J’ai deux nouvelles à vous annoncer, une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c’est que nous allons tous mourir. La bonne, c’est que l’énorme majorité d’entre nous mourra d’autre chose que du coronavirus ! »

Implicitement, ce rappel contenait l’idée selon laquelle la réaction disproportionnée face à l’épidémie de Covid résultait d’un défaut de sagesse, l’oubli ou de refus de la finitude générant une peur irrationnelle qui redoublait la crainte raisonnable de la mort. D’où la relativisation de la mortalité due à l’épidémie de Covid, qui lui fut beaucoup reprochée (à tort), notamment par Jean-Pierre Dupuy. Celui-ci met en cause le « sophisme » d’un raisonnement occultant le fait que la mortalité effective n’est pas une donnée en soi mais le produit d’une prévention réussie : la prise de conscience des conséquences catastrophique de l’explosion exponentielle de la circulation du virus devrait être considérée comme la véritable cause des limites de l’hécatombe. Comte-Sponville n’a pas de difficulté à rétorquer à Dupuy qu’il a approuvé la décision du confinement et de ce fait intégré dans son raisonnement la réussite de celui-ci, les milliers, dizaines de milliers, voire centaines de milliers de morts qui, si l’on en croit les modélisations initiales, auraient été ainsi épargnées. Son argumentation ne se situe du reste pas, ici, au niveau politique : elle vise à montrer qu’il n’est pas « sage » d’éprouver une peur démesurée de la Covid, si l’on est âgé parce que le taux de létalité est faible et que le cancer ou Alzheimer représentent des dangers plus redoutables, si l’on est jeune, a fortiori, parce que neuf dixièmes des morts ont plus de 65 ans et la moitié plus de 85 ans :

Il y a chaque année, en France, 225 000 nouveaux cas d’Alzheimer. Nul ne choisit ses peurs. Mais le fait est que je trouve ça plus effrayant que le Covid-19. Taux de guérison d’Alzheimer : 0%. Taux de guérison du Covid-19 : 99 % (plutôt 94 % à mon âge, et encore 89 %, semble-t-il, après 80 ans). Dans le climat effrayé de l’époque, il m’a paru légitime de rappeler qu’il y avait pire, dans le monde et dans la vie, qu’une épidémie de Covid-19.

Le point sans doute le plus discutable et le plus discuté de son argumentation, mais qui n’est pas directement lié à la question du sanitarisme, est relatif à ce qu’il appelle « la solidarité asymétrique » entre les générations : « Qui d’entre nous ne donnerait pas sa vie pour ses enfants ? Qui accepterait qu’ils donnent la leur pour sauver la nôtre ? » De la nature du rapport intergénérationnel, Comte-Sponville déduit que « toutes les morts ne se valent pas » : « il est plus triste de mourir à 20 ou 30 ans que de mourir après 60 ans ans, ce qui est le cas de 95% des décès liés à cette pandémie. » On voit le caractère paradoxal du propos, qui a pu choquer : bien que la vie des vieux soit davantage menacée par la Covid que celle des jeunes, le sort de ceux-ci doit nous préoccuper davantage que celui des anciens. Il faudrait d’une part se réjouir du fait que l’épidémie frappe les vieux, dont le « reste à vivre » potentiel est faible, plutôt que les jeunes; d’autre part, il importerait de s’inquiéter du fait que l’on sacrifie, à travers l’économie, le destin des générations qui vont entrer dans la vie active dans des conditions désastreuses. La réflexion a du sens du point de vue de notre expérience du lien intergénérationnel, le dévouement à l’égard des enfants constituant la valeur cardinale de la famille moderne, mais heurte l’obligation morale qui commande de se soucier en priorité des plus fragiles. 

On a bien entendu objecté à André Comte-Sponville le principe de l’égale dignité de toutes les vies humaines. La réponse qu’il a donnée à cette objection, consistant à tenter de concilier ce principe avec l’idée que toutes les vies ne se valent pas, n’est qu’à demi-convaincante. Elle ne pourrait l’être, à dire vrai, que si l’on distinguait clairement le registre du sens et celui de la morale et du droit. L’asymétrie de l’amour et de la responsabilité correspond bien à notre expérience du rapport entre les générations. Jean-Pierre Dupuy oppose à cette idée le principe d’une réciprocité des obligations et des « sacrifices » fondée sur la logique du contrat : dans cette perspective, on peut concevoir que les jeunes aient des obligations civiques envers les anciens, comme c’est le cas dans le contexte de l’épidémie de Covid, où ils sont les agents d’une contamination dont, pour l’essentiel, seuls les vieux meurent; en outre, il est inscrit dans la condition politique que les jeunes, en cas de guerre, peuvent être envoyés au « casse-pipe » par les vieux pour la défense du pays. André Comte-Sponville répond à Dupuy de manière saisissante en se situant non sur le terrain de la morale et du droit mais sur celui du sens, non dans le registre du politique, mais dans celui de l’amour :

Drôle d’argument ! À supposer que ce soit possible, ne crois-tu pas que la plupart des parents ou grands-parents de soldats préféreraient mourir au combat, lorsque la question se pose, plutôt que voir leurs enfants ou petits-enfants aller « au casse-pipe », comme tu dis ? En tout cas, pour ce qui me concerne, je n’hésiterais pas une seconde, et pas par fierté ou goût du sacrifice, mais simplement par amour, comme n’importe quel père ou mère, et aussi, je n’y reviens pas, parce qu’il me paraît évident (je t’accorde que ce n’est qu’une évidence affective, donc subjective, non une évidence logique) qu’il est moins triste de mourir à mon âge qu’à celui de mes enfants. (…) Un de mes fils a souffert, il y a quelques années, d’un cancer du cerveau gravissime, dont il est heureusement guéri (vive les progrès de la médecine ! « Dix ans plus tôt, m’a dit le Professeur Agid, il serait mort ! »). J’étais bien sûr effondré d’angoisse et de chagrin. Je lui dis, quelques jours après avoir appris la chose : « J’aurais tellement préféré que cette horreur tombe sur moi, plutôt que sur toi ! » Mon fils m’a répondu simplement : « Moi aussi, j’aurais préféré que ça tombe sur toi plutôt que sur moi. » J’ai trouvé ça très normal, et même très sain. Voilà, en gros ce que j’appelle l’asymétrie dans les rapports familiaux, aussi bien concernant la solidarité que, bien souvent, la vie affective. Que les parents ou grands-parents aiment ordinairement leurs enfants ou petits-enfants davantage que ceux-ci ne les aiment, cela ne me choque pas, bien au contraire, et même me rassure. S’il fallait qu’ils se fassent autant de soucis pour nous que nous nous en faisons pour eux, la vie deviendrait vraiment trop difficile !

Cette argumentation pourrait être convaincante à la condition de ne pas « redescendre » sur le terrain de la morale, où le principe de l’égale dignité ne peut sans contradiction coexister avec celui de la différenciation en valeur des vies humaines. Dupuy objecte à Comte-Sponville un argument de philosophie morale, la critique de l’utilitarisme moral qui, au nom de la maximisation des intérêts ou du bonheur du plus grand nombre peut être conduit à justifier le « tri » entre les vies humaines :

Tu sais sans doute qu’en situation de rareté des instruments de soin, le corps médical et/ou, selon les pays, les autorités de santé, font une sélection (nommée en franglais « triage ») des malades que l’on va soigner aux dépens de ceux que l’on va laisser mourir. La France a, dit-on, échappé d’un lit à ce sinistre choix. Mais sa philosophie était arrêtée, et c’est la même que celle qui a cours aujourd’hui aux États-Unis. Le critère de sélection est purement conséquentialiste : il s’agit de maximiser, non le nombre de vies sauvées, mais le nombre d’années de vie sauvées. Ce qui précède me donne à penser que tu devrais apprécier ce critère. Il est plus « triste », n’est-ce pas, de mourir à 20 ou 30 ans que de mourir après 60 ans. Cette pensée me fait horreur.

André Comte-Sponville répond tranquillement qu’il assume, sur le plan moral, « l’approche conséquentialiste », laquelle peut en effet impliquer d’avoir, en certaines circonstances, à choisir de sauver une vie plutôt qu’une autre :

L’idée – pourtant bien banale dans le monde médical, et pas seulement aux États-Unis – de prendre en compte « le nombre d’années de vie sauvées » (plutôt que le nombre de vies) te « fait horreur », dis-tu. Là encore, je crois que c’est une question de sensibilité plus que de raisonnement, et je respecte la tienne. Quant à moi, cette approche conséquentialiste, dans les limites qui sont les siennes (elle relève de l’efficacité plus que du devoir ou des sentiments), ne me fait pas horreur. 

Pourquoi pas en effet ? Il y a matière à débat. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple « question de sensibilité » mais bien d’une question de principe. L’humanisme républicain et l’éthique médicale telle que nous la concevons sont a priori incompatibles avec cette approche conséquentialiste qui est celle de l’utilitarisme moral, raison pour laquelle on peut affirmer, malgré les critiques qui leur sont par ailleurs adressées, et au regard des critères de la morale humaniste, que le fait de ne pas avoir eu, dans la lutte contre l’épidémie de Covid, à « trier » les vies humaines dans les hôpitaux devra être compté comme une victoire des autorités politiques et sanitaires.

Le Collège de Philosophie : Bilan d’une crise (épisode 1) – Précautionnisme et sanitarisme    VISIONNER

On peut légitimement se demander, sur ce point précis, si André Comte-Sponville n’a pas cédé à la « confusion des ordres » à laquelle il s’efforce ordinairement d’échapper. La « solidarité asymétrique » entre les générations vaut sans doute dans le registre de l’amour mais il n’est guère possible, dans celui de la morale, de défendre « en même temps » sans incohérence le principe de l’égale dignité de toutes les vies humaines et l’idée selon laquelle le sacrifice de la vie d’un « vieux » serait préférable à celui de la vie d’un « jeune ». Sur le plan politique, par ailleurs, l’utilité sociale requérant a priori de privilégier les forces productives de la nation, donc les jeunes, les sacrifices consentis pour « sauver les vieux » peuvent apparaître comme « désintéressés », donc comme un marqueur de civilisation. En ce sens, la dimension « humaniste » de la montée en puissance de l’enjeu sanitaire ne saurait être niée.

1 Commentaire

  1. Nul ne peut, dans la vie réelle, pratiquer une morale déontologique sans se soucier des consequences de l’application en aveugle d’un seul principe de morale ou de droit. Pour une raison très simple, c’est que les exigences du droit ou de la morale sont le plus souvent en conflit avec d’autres exigences toutes aussi prioritaires , ainsi la sécurité n’est jamais spontanément accordée avec la liberté. L’application d’un principe d’action doit toujours trouver sa limite dans l’application d’un autre principe et c’est en cela que, à l’échelon d’un société, le droit est toujours au cœur d’une confrontation entre des hiérarchies des valeurs différentes ou des interprétations différentes des limites des mêmes valeurs, quand ce n’est pas des interpretations divergentes de ces valeurs elles-mêmes. Poser en absolu pratique un principe de moralité , c’est rendre celle-ci aveugle au réel. C.S a donc , selon moi, raison, non pas seulement du point de vue de « sa » subjectivité, mais de celui de la démocratie nécessairement pluraliste qui risquerait, par l’application de principe à valeur absolue, de se transformer en démocratie unanimiste guidée par des « docteurs ou des ayatollahs de la vertu. »

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