people holding a white and black signage during daytime
Faits

Un racisme systémique ?

Pour expliquer la mort tragique de George Floyd, trois hypothèses peuvent être avancées, qui sont éventuellement conciliables mais qu’il importe néanmoins de pouvoir distinguer. La première est, davantage qu’une hypothèse, un fait bien établi: La décontraction avec laquelle Derek Chauvin a accompli son acte criminel sous le regard complice et serein de ses collègues témoigne de la culture de la violence qui règne au sein de la police américaine, une culture de la violence légitimée par un cadre légal particulièrement laxiste. La deuxième hypothèse est celle du poids des préjugés racistes dans la société américaine, notamment au sein de certaines polices ou administrations locales : même si résiduel au sein d’une société où il tend globalement à régresser, le racisme de certains individus ou groupes d’individus est peut-être encore, aux États-Unis, susceptible de tuer et de générer des tensions raciales. La troisième hypothèse, défendue par le mouvement Black Lives Matter et qui a aujourd’hui le vent en poupe au sein des campus universitaires et de la gauche identitaire aux États-Unis, est celle du « racisme systémique »: Cette notion recouvre l’idée d’un racisme objectif et structurel de la société, incontestable parce que statistiquement mesurable et dont la violence exercée par la police à l’encontre des Noirs constituerait l’un des aspects les plus spectaculaires.

Une perpétuation de la « chasse au Noir » ?

Le premier facteur ne saurait être mis en doute. La police américaine tue bon an mal an, avec une régularité métronomique, un peu plus de mille personnes. Il ne s’agit évidemment pas toujours de « bavures » mais si on rapporte ce chiffre à l’ensemble de la population, cela laisse apparaître un taux de létalité de la police presque trente fois plus élevé qu’en France. Cette violence policière est proportionnée au niveau de violence d’une société dans laquelle les armes sont en accès libres et où la réponse politique à la criminalité est principalement répressive : les États-Unis ont ainsi le taux d’emprisonnement le plus élevé du monde, 655 personnes pour 100 000 habitants en 2019, contre 104 pour 100 000 en France. La loi et la justice ont en outre garanti jusqu’à présent aux policiers une immunité maximale: Dans 99% des cas, les interpellations suivies de la mort de la personne interpellée ne donnent pas lieu à une inculpation.

La violence policière est-elle de surcroît raciste ? Il est permis d’en douter. Sur les mille personnes tuées par la police américaine, fait-on observer, près d’un quart sont des Noirs (23%), alors que ceux-ci ne représentent que 13,4% de la population. Le fait est exact mais il implique que la plus grande partie des victimes sont des Blancs; ceux-ci sont même majoritaires (56,7%) si on inclut parmi eux les «Hispaniques» (lesquels constituent une « ethnie » et sont pour la plupart des «Blancs» du point de vue « racial »). Par ailleurs, 14% des 800 000 policiers américains sont des Noirs, ce qui permet d’observer l’absence ou la faiblesse du biais raciste dans les interventions policières: Les études sur le sujet tendent en effet à montrer que la culture policière l’emporte sur toutes autres considérations et que la pratique des policiers Noirs ou Hispaniques ne se distingue pas de celle de leurs collègues Blancs.

Le trafic de drogue et la guerre des gangs sont un facteur explicatif bien plus crédible que le racisme de la surmortalité des jeunes Noirs comme de la surreprésentation des Noirs parmi les victimes de la police.

Une donnée détruit l’hypothèse d’une surmortalité des Noirs lors des interpellations policières: La proportion de Noirs parmi les personnes tuées par la police (23%) est inférieure à la proportion de Noirs (37,5%) parmi les personnes arrétées pour crime grave (« serious crime »). La thèse de la perpétuation de la « chasse à l’esclave » dans l’Amérique contemporaine n’est donc guère crédible. Une autre donnée permet à la fois d’expliquer la surreprésentation des Noirs parmi les personnes arrêtées ou tuées par la police et de montrer le faible rôle joué par la violence interraciale: La mort violente d’un Noir est dans 9 cas sur 10 provoquée… par un agresseur Noir. Pour le dire brutalement, sur 100 tueurs de Noirs, seuls 8 sont des Blancs tandis que 89 sont des Noirs. On souligne volontiers, en vue de mettre l’accent sur le poids des préjugés racistes dans la police américaine, le fait que la violence policière est la sixième cause de mortalité des jeunes Noirs (3,4 pour 100 000). On omet parfois de signaler la première, et de très loin (94,2 pour 100 000), de ces causes, l’agression, qui est dans la quasi-totalité des cas le fait d’autres jeunes hommes Noirs. Le trafic de drogue et la guerre des gangs sont un facteur explicatif bien plus crédible que le racisme de cette surmortalité des jeunes Noirs comme de la surreprésentation des Noirs parmi les victimes de la police.

Est-ce à dire que le racisme a disparu au sein de la société et de la police américaines? Il serait absurde de le prétendre. On peut sans doute affirmer que la société américaine a rompu avec le racisme au cours de la deuxième moitié du siècle dernier. Le rapport aux mariages interraciaux offre à cet égard un bon indicateur: En 1958, 94% des Américains disaient les désapprouver contre 4% qui les approuvaient; en 2013, 87% les approuvent contre 11% qui persistent dans la désapprobation. Les événements actuels figurent d’ailleurs parmi les mille et un signes de cette métamorphose de la société américaine: médiatiquement à tout le moins, la vie des Noirs tués par la police compte aujourd’hui davantage que celle des Blancs. Ainsi la mort filmée de David Shaver, aussi insupportable pourtant que celle de George Floyd, n’a-t-elle pas soulevé une vague d’émotion aussi intense et générale.

Il subsiste néanmoins un racisme résiduel et, dans un pays aussi divers et décentralisé que les États-Unis, il peut arriver que ce racisme résiduel au niveau de la société soit prédominant au sein d’un groupe ou d’une institution locale. C’est peut-être le cas dans l’affaire George Floyd. Minneapolis et le Minnesota sont des bastions démocrates mais la réforme du MDP (Minneapolis Police Department) constitue une pomme de discorde entre d’une part le jeune Maire réformiste, Jacob Frey, accompagné par le chef de la police noir qu’il a nommé, Medaria Arradondo et, d’autre part, le chef du syndicat de la police, Robert Kroll : « Arradondo et Kroll se connaissent, peut-on lire dans Le Figaro du 9 juin dernier. Dix ans plus tôt, le lieutenant Arradondo et quatre autre policiers noirs avaient déposé une plainte, où ils dénonçaient la discrimination raciale et un environnement hostile. Le nom d’un policier en particulier est mentionné: le lieutenant Robert Kroll, qui a traité de « terroriste » le procureur général de l’époque, Keith Ellison, qui est noir et musulman. D’après les plaignants, Kroll porte dans le civil un blouson de cuir avec un insigne du White Power. »

Minneapolis reproduit le schéma d’une police blanche qui intervient brutalement dans des quartiers noirs. L’histoire récente de la ville, surnommée au début des années 1990 « Muderapolis », est toutefois marquée par la violence des gangs et d’une police militarisée. Dans l’explication de la manière dont George Floyd a été interpellé et tué, il est difficile de faire la part entre culture de la violence et préjugés racistes. Les nombreux antécédents demeurés impunis de Derek Chauvin témoignent davantage de sa violence que d’une inclination particulière à la discrimination raciale: ainsi, l’auteur d’une des plaintes portées contre lui est un jeune homme blanc alors âgé de 17 ans qui a déclaré avoir été mis en joue par le policier alors qu’un de ses amis avait tiré des fléchettes en mousse sur des passants…

 La « preuve » du « racisme systémique » par les statistiques ethno-raciales

Le racisme systémique est le fait statistiquement mesurable de l’inégalité entre les races.

La force de la thèse du « racisme systémique » vient du fait qu’elle écarte les spéculations au sujet des préjugés ou des intentions racistes des acteurs sociaux et politiques. Pour ses partisans, le racisme n’est pas une affaire de morale ou de droit mais de rapports objectifs entre les races, comme on parlait naguère de «rapports de classes». Il est inutile de le chercher dans les textes de loi ou dans les discours : le racisme est le fait statistiquement mesurable de l’inégalité entre les races.

La thèse du racisme systémique  prend appui sur les abondantes données fournies par les statistiques ethno-raciales. D’aucuns en France, au regard des principes républicains « old school », considèrent que le véritable racisme institutionnel réside dans la catégorisation ethno-raciale de la population qui, tout en rendant possibles ces statistiques, auto-entretient artificiellement une « weltanschauung » raciale au sein de la société, autrement dit une lecture raciale des rapports sociaux. Laissons toutefois ce point pour porter l’attention sur ce que disent les chiffres des statistiques raciales, ou plus exactement sur ce qu’on tend à leur faire dire puisque, comme chacun le sait, les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes.

Présentées en noir et blanc, les statistiques raciales paraissent attester de la permanence d’une discrimination structurelle héritée en ligne directe de l’esclavage.

Présentées en noir et blanc, les statistiques raciales paraissent attester de la permanence d’une discrimination structurelle héritée en ligne directe de l’esclavage : une discrimination entre le groupe des dominants, les « Blancs », héritiers du «privilège blanc» ou de la « suprématie blanche », et le groupe des dominés, les «Noirs», lesquels seraient enfermés dans une infériorité sociale dont ils n’ont jamais été en mesure de sortir. Dans tous les compartiments du jeu social (éducation, délinquance, santé, réussite sociale, revenus et patrimoines, etc.), en effet, les statistiques raciales mettent en évidence les avantages des Blancs et les handicaps des Noirs. Les éventuels préjugés racistes de la police, le « racisme institutionnel », comme l’orientation racialement discriminante de la répression et de la violence policières ne représentent plus à cet égard que l’un des éléments parmi d’autres du tableau social : ils peuvent être interprétés comme des « effets de système », des produits du racisme qui affecte structurellement la société américaine depuis le début de son histoire.

On a pu lire partout les données statistiques qui visent à étayer cette thèse. Le risque pour les hommes Noirs de se faire tuer par la police est 2,5 fois plus élevé que pour les Blancs. Les Noirs représentent 13% de la population et 33% de la population carcérale (les Blancs 60% de la population et 50% de la population carcérale). Le revenu annuel médian des ménages noirs (41 692 dollars en 2018) est presque deux fois moins élevé que celui des ménages blancs (70 642 dollars en 2018). Le taux de chômage, au premier trimestre 2020, était de 6,6% pour les personnes noires, seulement de 3,6% chez les Blancs. 73,7 % des Blancs sont propriétaires de leur logement contre seulement 44% des Noirs. Le patrimoine médian des Noirs est dix fois inférieur à celui des Blancs (écart qui s’est creusé depuis les années 1960). Il n’est jusqu’à l’épidémie de Covid qui ne témoigne de la discrimination dont les Noirs sont victimes : en avril, les Noirs (13% de la population) représentaient 33% des hospitalisations liées à la pandémie, les Blancs (60% de la population), seulement 45%. Cela ne signifie évidemment pas que le Sars-CoV-2 soit raciste, mais qu’il existe une inégalité dans le rapport à la santé. Les Noirs, en raison d’un différentiel de mode de vie et d’accès aux soins, sont affectés de manière disproportionnée par des maladies telles que le diabète, l’hypertension, l’obésité et l’asthme, qui sont des facteurs aggravants pour les personnes atteintes de la Covid.

Minneapolis permet d’illustrer ce « racisme systémique », comme le rappelle le journal Le Monde (8 juin 2020) : « A Minneapolis, la population noire étouffe sous le poids des inégalités économiques et sociales. Le revenu médian des ménages noirs n’y atteint pas la moitié de celui des Blancs (43,4%). Leur taux de chômage (10,3%) est trois fois supérieur à celui des Blancs (3,6%) et le taux de propriétaires trois fois inférieur (25,4% contre 75,3%). Les Noirs ont 8,7 fois plus de risques d’être arrêtés pour des infractions mineurs et représentent 60% des personnes tuées par la police entre 2000 et 2018. » 

 Les « Asiatiques » : une infirmation de la thèse du « racisme systèmique » 

Il y a cependant un cailloux dans la chaussure de la théorie du racisme systémique: Une petite minorité, les « Asiatiques », qui représentent 6% de la population américaine. Quand on déplace la focale pour considérer les données relatives à l’ensemble des « races » et des « ethnies », on s’aperçoit qu’il existe une hiérarchie implacable, aussi bien dans l’ordre de la réussite sociale (études supérieures, niveau de revenu et de richesse, espérance de vie) que dans celui de l’échec (échec scolaire, délinquance, pauvreté, chômage): Au sommet de cette hiérarchie – oh surprise! – on ne trouve toutefois pas les « Blancs », mais les « Asiatiques ». Ceux-ci ont par exemple deux fois moins de risques que les Blancs d’être tués par la police. 60% d’entre eux ont fait des études supérieures, contre 37,7% des Blancs (et 27,3% des Noirs). Le taux de chômage au premier trimestre 2020 était de 3,3% chez les Asiatiques, contre 3,6% chez les Blancs et 6,6% chez les Noirs. Le revenu médian des  ménages asiatiques est d’environ 87 200 dollars, celui des Blancs étant de 70 600.

Il y a là un phénomène qui est aussi « objectif » que les autres données produites par les statistiques ethno-raciales mais que la théorie du racisme systémique peut difficilement expliquer : comment la « suprématie blanche » a-t-elle pu ainsi abdiquer devant une petite minorité raciale d’importation ?

Davantage : les statistiques relatives aux Asiatiques montrent que la question de la réussite ou de l’échec social peut être dissociée de celle du racisme. Les Asiatiques sont les plus nombreux avec les Noirs à déclarer avoir été victimes de discrimation raciale : les trois quarts des Noirs et des Asiatiques (76% de chaque groupe) déclarent avoir été traités injustement à raison de leur race ou de leur origine ethnique, au moins de temps en temps. C’est le cas pour 58% des Hispaniques, tandis que les deux tiers des Blancs (67%) déclarent n’avoir jamais vécu cela. A moins de considérer les Asiatiques comme une « race » particulièrement encline à se plaindre, il faut admettre que le racisme dont ils sont à l’évidence victimes autant que les Noirs ne constitue pas pour eux un obstacle à la réussite ou une cause rédhibitoire d’échec.

Le fait d’être Asiatique en Amérique prédispose à subir des discriminations raciales mais ne prédispose pas en soi à la réussite ou à l’échec social.

La situation des Asiatiques est en réalité très contrastée : au sein de cette «communauté», les inégalités économiques et sociales sont plus importantes qu’au sein de la société américaine dans son ensemble. Cette inégalité s’explique par la diversité des origines et des vagues d’immigration, non par la «race» ou par le racisme. Le fait d’être « Asiatique » en Amérique prédispose à subir des discriminations raciales mais ne prédispose pas en soi à la réussite ou à l’échec social. Les statistiques ethno-raciales relatives aux Asiatiques, autrement dit, montrent que les statistiques ethno-raciales ne sont qu’un prisme déformant induisant à tort une lecture raciale de la situation sociale. Pour produire une interprétation correcte de ces statistiques, il faut faire abstraction du facteur racial pour ne retenir que les données sociales: Le secret de polichinelle qu’elles dévoilent  ainsi étant qu’il est préférable, pour réussir ou ne pas échouer dans la vie, de bénéficier d’une famille qui vous apporte une bonne éducation, un capital de départ et un solide réseau.

L’irréductible « problème Noir »

Le faux système du racisme systémique recèle toutefois une vérité : il existe bien un «problème Noir» qui est réellement un héritage de l’esclavage. Les handicaps sociaux des Noirs ne peuvent en effet s’expliquer, comme dans le cas des Hispaniques, par l’immigration. Les « Afro-Américains » sont en réalité des Américano-Américains pur jus, présents sur le sol américain depuis le début de l’histoire de la démocratie américaine. Il n’y a par conséquent que deux hypothèses explicatives possibles de l’exclusion sociale dont ils sont victimes : ou bien l’explication par les « stigmates » de la ségrégation raciale, le racisme endémique et le développement séparé qui en ont résulté; ou bien l’explication par la pauvreté économique et culturelle des familles, qui a certes pour origine les conditions du déracinement initial mais qui tend à se perpétuer à travers la reproduction familiale et sociale en dépit de la régression, voire de la disparition du racisme au sein de la société américaine.

La théorie du racisme systémique s’accompagne de l’illusion du grand soir de la fraternisation interraciale dont on attend qu’elle fasse table rase des inégalités économiques et de la violence.

On conçoit aisément que l’hypothèse du racisme systémique ou structurel soit privilégiée : elle permet aux Noirs de se présenter en éternelles victimes et à l’élite sociale, qui n’est plus exclusivement blanche, de sauvegarder le mythe du « rêve américain », à travers notamment les dispositifs charitables de l’affirmative action, dont on peut mesurer aujourd’hui l’échec, tout en dissimulant l’absence de véritable mobilité sociale. Le mauvais diagnostic posé par la théorie du «racisme systémique» s’accompagne en outre de l’illusion du «grand soir» de la fraternisation interraciale dont on attend qu’elle fasse table rase des inégalités économiques, de la pauvreté, des ghettos, des gangs et de la violence. Une telle illusion, nécessairement vouée à des lendemains déceptifs, fait obstacle au long et difficile travail politique, éducatif et social que requiert la résolution du « problème Noir ».

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