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Faits

La non explosion des violences conjugales durant le confinement

Source: Blog de Laurent Puech, Décrypter les approches de protection en travail social

Ce devait être une explosion de violence dans les couples. Pourtant, après sept semaines de confinement, aucune donnée significative ne montre qu' »explosion » de violence il y a eu, à savoir une augmentation massive du nombre de situations de violence conjugale. Quelques hypothèses explicatives de ce phénomène peuvent être posées, en attendant d’avoir des réponses plus fouillées.

Avant de les émettre, je précise que durant cette période, des victimes ont vécu un enfer. Le confinement n’y aura rien changé, et pour certaines, il aura constitué un facteur aggravant de cet enfer. Nul doute sur cette réalité. Celles et ceux qui voient dans cette absence d’explosion la preuve d’arguments faux de la part des autorités et/ou des organisations féministes me paraissent balayer la complexité de ces situations et du contexte que nous traversons depuis la mi-mars. C’est par exemple le cas d’un article de Causeur mis en ligne le 22 avril 2020, où le plaisir de cibler Marlène Schiappa semble arrêter une réflexion qui partait pourtant de questionnements pertinents.

Ce sont peut-être les simplifications abusives venant de protagonistes très différents (et opposés) qui « explosent » devant le phénomène en cours.

Explosion annoncée, « non-explosion » constatée

Dans les jours qui ont suivi la mise en place du confinement, les scénarios de l’explosion ont pris forme. Le Ministre de l’Intérieur annonçait le 26 mars 2020 une augmentation des interventions liées aux violences conjugales.

Sans nuance, des médias simplifiaient le propos en confondant interventions (actes consécutifs à une alerte qui peut concerner autant un simple conflit dans un couple qu’une situation de violence conjugale) et violences conjugales (situation vécue dans le couple). Ce chapeau d’un article en est un parfait exemple : « Depuis le début du confinement, il y a dix jours (mardi 17 mars), les gendarmes ont dénombré 32% de violences conjugales en plus, et 36% à Paris.« . Des associations n’hésitaient pas à prendre comme un fait cette supposée augmentation des violences pour demander un plan d’urgence : « Face à l’augmentation des violences conjugales durant le confinement, la demande d’un plan d’urgence pour protéger les victimes« . Même quand l’augmentation n’était pas constatée, certains annonçaient que « ça va exploser« .

Donc, quelques temps plus tard, force est de constater que l’explosion n’a pas à ce jour eu lieu. Si des cas dramatiques ont été portés à la connaissance du public, difficile de trouver le signe d’une augmentation.

Le collectif Féminicides par compagnon ou ex compte 15 féminicides entre le 17 mars et ce jour (6 mai). En France une femme est tuée par son compagnon (ou sa compagne) tous les 3 jours en moyenne. Depuis le début du confinement, c’est 15 pour 49 jours, soit 1 tous les 3.2 jours. Pas moins, hélas, mais pas plus que ce que l’on trouve comme fréquence depuis plusieurs années.

La lecture des médias n’apporte pas plus de démonstration d’une explosion, ni même d’une simple augmentation significative sur le plan national. Il y a des baisses ou des non-augmentations dans de nombreux cas (1), et des « explosions » très locales et sur de petits nombres (2).

Ajoutons des couvertures médiatiques où l’absurde surgit lorsque l’on veut parler d’augmentation alors que les données montrent le contraire. Sous le titre « Doubs- Violences conjugales en hausse : les forces de l’ordre se mobilisent« , on trouve par exemple cet étrange texte :

« En période de confinement, le calvaire que représente le signalement de ces violences subies devient encore plus aigu. Dans le Doubs, les chiffres sont éloquents. En milieu urbain, la police a enregistré « trois fois moins de plaintes » liées aux violences intrafamiliales qu’en mars dernier. Le constat est identique en zone gendarmerie, où ce nombre « a fortement décru », nous dit-on, « alors que le nombre d’engagement des unités en la matière a plus que doublé ». La situation est tristement claire : les coups pleuvent plus que jamais (+30% environ en France selon le ministre de l’Intérieur), mais les victimes ont davantage de mal à le faire savoir aux autorités. »

La somme des confusions de ce petit passage illustre les erreurs d’analyses et de citations des données que l’on peut trouver dans un écrit insuffisamment travaillé.

Du côté des organisations, les Fédération National France Victimes et Fédération Nationale Solidarité Femmes ont montré des variations qui indiquent soit une baisse des appels durant les premières semaines du confinement et une remontée au fur et à mesure des semaines, soit un niveau supérieur d’appels pris en charge sans pour autant indiquer à quel niveau se situait l’augmentation. Cependant, l’analyse des données des centres d’appels gérés par ces deux fédérations souffre d’une limite. En effet, la fermeture de nombreux sites permettant l’accueil physique est potentiellement favorable à un report d’une partie des demandes vers ces services de réponse téléphonique. Difficile donc d’en tirer une conclusion.

De son côté, si le Ministère de l’Intérieur notait une baisse des catégories intégrant les violences intrafamiliales, parmi lesquelles les violences con,jugales, enregistrées pour mars 2020, il faut noter que cette baisse est « normale ». Ces statistiques sont établies sur la base de faits enregistrés en police et en gendarmerie. Les actes déclaratifs ne sont pas les faits réels, mais seulement ceux portés à la connaissance de la police/gendarmerie. Moins de possibilités de déplacements signifie moins de possibilité d’actes déclaratifs.

Enfin, plus récent, le Tableau de bord hebdomadaire InterStats du 3 mai 2020 ne montre pas non plus d’explosion :

D’explosion, il n’y a pas eu. Cela ne dit rien du futur. L’hypothèse d’un accroissement des situations de tensions à la sortie du confinement me paraît fondée.

[Précision ajoutée par Le débat utile : selon le même indicateur SSMSI, le nombre de victimes enregistrées la semaine du 11 au 17 mai 2020 a nettement augmenté par rapport à la semaine précédente, passant de 2200 à 2700 victimes, contre 2300 pour la même période en 2019.]

On sait par exemple que le risque de séparation, l’annonce ou la réalisation de cette séparation sont un moment d’élévation du risque de passage à l’acte violents.

Pourquoi alors cette non explosion ?

 

Une prédiction fondée sur une représentation simpliste et idéologique

Si l’idée de l’explosion a colonisé les esprits dès l’annonce du confinement, c’est en partie en raison de plusieurs raccourcis dans les représentations de la violence conjugale.

D’abord, lorsque l’on parle de violence conjugale, comme je l’ai déjà écrit, la définition de ce qu’elle recouvre est importante. Dans le langage commun, on évoque le plus souvent sous cette appellation un conflit dans le couple ou de la violence conjugale au sens strict du terme. Les statistiques en police et gendarmerie se basent sur des faits infractionnels dans lesquels on peut retrouver les deux catégories de situations. Or, le conflit conjugal peut, comme la violence conjugale, déclencher une inquiétude de la part de voisins et les amener à alerter les services de police ou gendarmerie. Ajoutons que les catégories d’interventions élargissent encore les types de situations lorsqu’elles évoquent le terme « violences intra-familiales ». On trouve là des données concernant des violences au sein du couple comme des violences sur enfant, ou encore des violence sur parent… On mesure alors la difficulté de distinguer tout simplement ce dont il est question dans les déclarations publiques de telle personne ou institution.

Ensuite, cette représentation confuse de la violence conjugale est trop souvent ramenée à un face-à-face homme-bourreau/femme-victime. Le bourreau est dépossédé de capacité de maitrise ou si on lui reconnaît une capacité de maitrise, c’est celle qui lui permet d’exercer sa perversité. La victime est elle dépossédée d’une capacité d’action, soumise qu’elle est au bourreau sous l’emprise duquel elle se trouve. Cette représentation caricaturale correspond peu à la réalité. Il existe une palette de situations marquées par des particularités personnelles et relationnelles singulières, avec des marges de maitrise de ses propres actes et des modulations adaptatives permanentes au comportement de l’autre.

L’idée du huis-clos est aussi pleinement inscrite dans l’image que nous avons de la violence conjugale. Elle se déroule en effet dans un espace le plus souvent restreint et fermé au regard extérieur. Mais, sauf dans des situations minoritaires en nombre, il y a au moins de la proximité et du regard extérieur.

Enfin, conséquence des éléments décrits ci-dessus, l’idée que le salut vient forcément de l’extérieur, des institutions (associations, pouvoirs publics) est aussi fortement ancrée.

Le confinement a amené à penser et s’inquiéter seulement de ce qui semblait modifié en pire : renforcement du huis-clos, majoration de la possibilité de mise à mal du bourreau sur sa victime, baisse des possibilités de regards et d’interventions extérieures…

Mais penser à contexte constant quand justement il y a changement de contexte, c’est souvent courir à l’erreur.

 

Des éléments de contexte essentiels

Considérer les éléments de contexte modifiés, c’est par exemple :

  • considérer que le confinement étant l’obligation de vivre ensemble (et plus simplement une possibilité), cela oblige plus que d’habitude les deux membres du couple à trouver un mode de relation permettant la vie commune. Concessions, anticipations, vigilance accentuée sur son propre état et celui de l’autre, repérage accentué de ce qui provoque un agacement… Chaque comportement est adaptatif. Il tente de s’adapter à un contexte donné, sans pour autant être toujours adapté. et nombre de personnes produisant de la violence ou qui en sont victimes montrent aussi ces capacités d’adaptation et de gestion de leurs propres actes. Plusieurs collègues travailleuses sociales m’ont fait part de témoignages de femmes victimes décrivant une situation de confinement calme, voire plus calme que d’habitude.

  • considérer que celui qui craint le départ de l’autre ou ses sorties, situation fréquente dans les couples avec contrôle coercitif, est potentiellement rassuré par le confinement et les limitations de sorties qu’il impose. Cela peut favoriser un comportement moins agressif, voire non-agressif.

  • considérer que le voisinage est présent autour du logement toute la journée et toute la nuit : cela veut dire qu’il y a possibilité d’alertes plus importantes qu’en temps normal.

  • considérer que chaque voisin sait que les autres voisins entendent comme lui, et que personne ne peut compter sur le fait que « peut-être personne ne sait que j’entends ce qui se passe »… Cela accentue la mobilisation potentielle de chaque voisin (et favorise donc l’augmentation des appels au 17 et des interventions de police ou gendarmerie).

  • considérer que les travailleurs sociaux et plus largement les acteurs de l’aide vont prendre contact, réactiver des liens avec les personnes qu’ils savent ou pensent en situation de fragilité, permettant ainsi qu’elles se sachent soutenues si besoin. Cela renforce leur position dans le foyer, contribue à leur apaisement et confiance. Ce qui peut avoir une influence sur les attitudes et comportements de ce système familial.

  • considérer que les forces de police et de gendarmerie sont plus facilement mobilisables (du fait de la baisse des autres activités d’urgence telles les autres types d’agressions, les accidents de la circulations) et que leur temps d’alerte et de réaction est raccourci (moins d’appels d’urgence donc décrochage plus rapide en moyenne; moins de circulations donc déplacements plus courts en durée).

  • considérer que le confinement va limiter les possibilités de déplacements de ces ex qui, malgré ou à cause de la séparation, viennent importuner, menacer, agresser jusqu’au domicile ou au travail. Une collègue me parlait d’une femme qu’elle accompagne qui lui disait que le confinement est pour elle une situation apaisée car justement, elle n’est plus embêtée par son ex.

  • considérer aussi l’effet des alertes multiples lancées par les pouvoirs publics et associations sur les risques de violence dans le couple, messages qui alertent autant les deux personnes des couples où il y a de la violence que leurs familles ou voisinages. La production d’outils et dispositifs (114 par sms, ligne d’écoute téléphonique pour les conjoints potentiellement violents, rappel des numéros d’alerte, points-écoute en pharmacies et centres commerciaux) a aussi renforcé la vigilance.

  • considérer l’accentuation de la réponse judiciaire en prévision du risque majoré de violences : traitement des situations dès les premiers éléments par les forces de police et gendarmerie dont cette activité devenait proportionnellement plus importante, jugements et prononcé d’évictions pénales et d’ordonnances de protections au civil plus rapidement qu’en temps normal.

On le voit, le confinement génère une multitude de comportements et situations nouvelles provoquant des réponses adaptatives à tous les niveaux de notre société. Et ceci peut amplement expliquer qu’il n’y ait pas eu d’explosions.

Évidemment, ces constats sont plus aisés à faire après avoir vécu cette période qu’avant (3). Ce qui importe, c’est ce que nous avons appris ou ré-appris.

Justement, en terme d’apprentissage, j’en retiens au moins quatre :

l’approche par la peur et l’idéologie, parce que trop souvent figées et caricaturales, tétanise la pensée et nous amène à oublier les éléments rassurants et mouvants d’une situation. C’est très souvent le cas lorsque l’on parle de violence conjugale.

– penser qu’il n’y a pas de maitrise dans un couple où existe des violences verbales, psychologiques et physiques, c’est ignorer que c’est au moins partiellement le cas dans la quasi-totalité d’entre eux. Il y a donc un potentiel de travail avec bien plus de couples que ce que l’on imagine en général, selon des approches essentiellement idéologiques qui sont justes pour seulement une partie des situations.

– la travail social, de plus en plus ancré dans un regard substitutif (pour la victime) et punitif (pour l’auteur) peut analyser cette non-explosion, la qualité du travail qu’il a su développer et ce qui dans ses représentations est remis en débat.

– les alertes lancées par le monde politique et militant ont produit des effets qui ont probablement contribué à la situation non-explosive. Il est dorénavant de leur responsabilité de ne pas laisser croire qu’explosion il y a eu ou que ce résultat est grâce à eux. On voit la complexité du phénomène. On peut mener des combats justes en diffusant des données rassurantes quand elles le sont.

La sortie du confinement sera une nouvelle étape, avec ses surprises et confirmations. A suivre…

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