Le Parti Pris

Contre le principe de précaution

La crise sanitaire a replacé la question de la précaution au centre du débat public. Le débat sur la pénurie de masques s’est accompagné de la réhabilitation de Roselyne Bachelot, symbole d’une politique fondée sur le principe de précaution dont il conviendrait de déplorer le déclin ou l’oubli. La sortie du confinement de masse a généré des protestations contre les risques du déconfinement, notamment de la part de parents d’élèves et de certains syndicats de professeurs. Les collapsologues se sont emparés de l’événement afin de promouvoir une meilleure prise en compte politique de la possibilité de la catastrophe. Enfin, la querelle de l’hydroxychloroquine a opposé les partisans de la liberté de prescrire un traitement incertain, en l’absence d’alternative, à ceux qui, au nom de la précaution maximale, préconisaient la restriction de celle-ci dans l’attente des résultats des études cliniques.

Dans une société à la fois vieillissante, humaniste et démocratique, la crainte de la mort, l’amour et le droit conjuguent leurs effets pour imposer la prévention du risque comme impératif politique majeur, lequel tend à devenir le moteur principal de l’État providence. Mais c’est précisément la raison pour laquelle il nous faut peut-être considérer l’excès de précaution comme l’un des risques dont il importe de se garder. Il ne s’agit pas de faire l’éloge de l’imprévoyance ou de la politique de l’autruche mais de mettre en garde contre la tendance à confondre l’antique prudence, vertu du politique, du médecin et de tout homme désirant pour lui-même et ses proches une vie longue et heureuse, avec le précautionnisme, c’est-à-dire la précaution érigée en principe.

Qu’est-ce que le principe de précaution ? Il s’agit précisément d’abord d’un principe, qui comme tout principe détermine a priori le jugement et la volonté, en coupant court à l’indétermination de la décision. Un principe doit être un réducteur d’incertitude : sa vertu est de substituer, pour l’action, un cadre solide à la fragilité du jugement humain, embarrassé par l’imprévisibilité de l’avenir, la complexité du réel et la multiplicité contradictoire des fins possibles. Le principe de précaution, c’est sa fonction, détermine à la fois la fin et le moyen de l’action. La fin, dans la mesure où le précautionnisme s’affirme comme une morale qui sacralise l’impératif de la survie, de sorte que la peur apparaît toujours justifiée, toutes les valeurs et activités humaines devant être subordonnées à l’idéal sécuritaire. Le moyen, puisque le précautionnisme est une disposition stratégique, « le catastrophisme éclairé », consistant à prendre systématiquement appui sur la maxime « in dubio pro malo » (en cas de doute, envisage le pire), le fait de considérer exclusivement le scénario du pire ou le pire des scénarios ayant pour vertu de réduire l’incertitude liée à l’imprévisibilité de l’avenir.

La prudence est plus modeste. Elle désigne depuis toujours la réflexion au service de l’action, l’aptitude à choisir la voie la meilleure ou la moins mauvaise pour parvenir à l’objectif que l’on poursuit. Faculté de délibérer sur les moyens d’arriver au but, elle ne se prononce pas sur la valeur de celui-ci. Elle peut être la servante de la morale, sans usurper la fonction de définir l’idéal. Elle ne prétend pas non plus abolir l’incertitude ni le risque du mauvais choix. Vertu du décideur, elle est l’art du choix délibéré en situation d’incertitude, avec des moyens, des connaissances et une information limités. Elle ne néglige pas la précaution qui permet d’éviter le danger, la faillite ou la défaite, sans ignorer la nécessité de prendre des risques mesurés pour sortir d’un mauvais pas, améliorer sa position, parvenir à la victoire ou à la réalisation de l’objectif, quel qu’il soit, qu’on s’est fixé.

Le précautionnisme est peut-être moins un excès de prudence que le contraire de la prudence, en tant qu’il prétend abolir l’inquiétude liée à l’horizon d’incertitude sur lequel s’inscrit toute action humaine et que ne parviennent tout à fait à dissiper ni la morale, ni la science, ces deux grandes pourvoyeuses de certitudes. Il repose en effet sur une double illusion, spirituelle et politique. Réponse laïque à la sourde angoisse devant la mort, le précautionnisme satisfait notre désir d’immortalité, de manière évidemment illusoire, à travers sa vaine quête du risque zéro. Critique de l’espérance, se parant volontiers des habits de la lucidité, il alimente en réalité la négation du tragique de l’histoire. Le virus nous a rappelé le caractère irréductible des contradictions entre lesquelles l’art politique, c’est-à-dire la prudence, est toujours tenu d’arbitrer : entre la volonté d’éradiquer le risque sanitaire « quoiqu’il en coûte » sur le plan économique et celle de préserver la santé de l’économie, quoiqu’il en coûte sur le plan sanitaire, nul ne pouvait (ni ne peut encore aujourd’hui), faute de prévoir l’avenir, affirmer avec certitude quel était le choix le moins susceptible de conduire à la catastrophe.

Le pire des scénarios, après tout, est peut-être celui dans lequel on agit d’après une conception erronée du scénario du pire… Mais comment en être certain ?

3 Commentaires

  1. Le principe de précaution, en tant que principe fondateur, inscrit dans la constitution, tend à prétendre éliminer tout risque probable ou improbable, voire tout fait inconnu, laissant pa=lace à tous les fantasmes de catastrophes . Autant dire qu’il s’impose pour supprimer l’angoisse du futur. Or tout futur est nécessairement angoissant parce qu’inconnu , c’est à dire qu’il nous met face à notre propre impuissance à combattre un danger qui n’existe pas encore, y compris en renonçant à l’emploi de moyens nouveaux pour lutter contre un danger présent contre lequel nous ne sommes pas encore équipés. Ainsi vouloir supprimer l’angoisse du futur, c’est vouloir supprimer tout progrès futur.

    Le principe de prévention consiste à mesurer sur la base de ce que nous savons ou devons chercher sur fond d’expérimentations rigoureuses les risques et les avantages des moyens nouveaux dont nous disposons pour améliorer notre vie et ses conditions, à commencer pas la santé.

    Seul le principe de prévention peut définir une pratique qui mesure et limite les risques de nouveaux progrès de notre vie de telle façon que les avantages du nouveau l’emportent sur les dangers connus éventuels.

    Dans ces conditions, on ne peut pas dire que l’attitude du professeur Raoult qui consiste à se passer de tests et de protocoles d’évaluation scientifiques rigoureux pour évaluer les effets éventuellement positifs d’un traitement médicamenteux ait été prudente et prévenante, dès lors que ce traitement présente des effets dangereux et connus sur le plan cardiaque. L’hydrochloroquine, traitement connu contre la paludisme ne l’est toujours pas en ce qui concerne son efficacité en ce qui concerne le traitement de l’infection au Coronavirus et toutes les études ont abouties jusqu’à présent sur un échec.

    Il faut alors conclure que ce médicament n’obéit pas au principe de prévention et que l’attitude anti-scientifique revendiquée de ce professeur de médecine est totalement imprudente en propageant le faux espoir que son médicament serait démontré comme bénéfique et sans effets secondaires négatifs et qui plus est en attaquant l’ensemble de ses collègues, tout en recourant à l’opinion (sondages) pour voir valider sa position dans un domaine qui relève du savoir.

    Je viens d’écrire ce commentaire et ne l’avais pas encore envoyé (?)

  2. Dernier point de critique contre le principe de précaution: comme il fonctionne en aveugle vis-à-vis du futur, il refuse l’avenir, car il laisse agir sans contrepartie de prudence toutes les angoisses les plus délirantes ( rayonnement electro-électrique, 5G, Linky, télé-médecine, voiture autonome électrique etc..), mais aussi -et le paradoxe n’a rien d’étonnant- son absence de rationalité peut aussi concourir à des précautions symboliques nuisibles, à des totems et des tabous qui bloquent toute recherche sérieuse et tout progrès technologique avéré par un déferlement médiatique incontrôlable d’une idéologie technophobe délirante et délétère.

  3. Évidemment, défini comme ça, le principe de précaution est mauvais. Mais est-ce la bonne, l’unique définition ? S’agit-il réellement de « déterminer » le jugement et la décision ? Est-ce réellement ce principe qui sacralise la vie humaine, et impose-t-il vraiment d’agir uniquement en fonction du pire scénario envisageable ?
    Il me semble qu’on peut aussi avoir de ce principe une définition moins radicale, qui en fait un principe de simple bon sens : quand il y a soupçon qu’une décision pourrait mettre en péril l’avenir de l’humanité (ou la vie d’un homme), l’incertitude doit être en faveur de l’abstention, jusqu’à ce qu’on ait tout mis en œuvre pour lever le soupçon. Ça procède au fond de la même logique que le principe du droit qui dit que le doute doit bénéficier à l’accusé : il s’agit d’obliger le décideur (ou le juge) à engager des démarches pour vérifier que l’action qu’il envisage n’est pas une grave erreur.
    Évidemment, on peut abuser de ce principe, en l’appliquant sans discernement, et le brandir à tout bout de champ pour justifier l’inaction, mais c’est le propre de tout principe, comme aussi de tout proverbe : il contient une sagesse qui peut se retourner contre lui, au point que sa négation est parfois aussi une sagesse. Est-ce une raison pour se fâcher si fort contre lui ?

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