Je publie ci-dessous à nouveau mon texte sur le racisme systémique et les statistiques ethno-raciales aux États-Unis, accompagné de quatre autre textes publiés dans le Figaro, trois articles de Laure Mandeville et un entretien qu’elle a réalisé avec Peter Moskos, un universitaire américain. Laure Mandeville fait à partie de ces excellents journalistes qui éclairent l’actualité par l’acuité et la pertinence de leur regard. En la circonstance, elle dévoile en quelques textes la nature et les enjeux du mouvement déclenché par la mort de George Floyd.

Cette affaire n’a pas seulement mis en évidence le problème de la violence policière à « Murderapolis ». Elle a conduit à la mise en cause du « racisme systémique » aux États-Unis et, par extension, dans l’ensemble du monde occidental. Derrière les manifestations et le vandalisme se dessinent les termes d’un débat intellectuel et politique qui devrait nous occuper durant les années à venir. Le débat américain, en effet, sera et est déjà le nôtre, de sorte qu’il importe d’en comprendre les données essentielles. La compréhension des enjeux me semble appeler trois remarques préalables : la première relative au lien entre notre avenir et le présent de l’Amérique, la deuxième, au destin du racisme dans la société américaine et la troisième, à la réalité des camps idéologiques en présence.

I – L’Amérique, notre miroir

L’Amérique demeure comme au temps de Tocqueville le miroir dans lequel contempler le sens de notre devenir, l’avant-garde des sociétés démocratiques modernes. On a pu dire et écrire, dans un élan d’ethnocentrisme, que l’affaire George Floyd avait provoqué une vague « planétaire » ou « mondiale » de manifestations. Pour l’essentiel, il faut tout le même le préciser, le « monde » concerné est le monde occidental. Il ne semble pas que les Chinois, les Indiens ou les Japonais se soient beaucoup émus. Le mouvement Black Lives Matter, autrement dit, ne fait tache d’huile que dans les sociétés les plus démocratiques et les moins racistes au monde. Les pays les plus touchés, la Grande-Bretagne et la France, furent les premiers à abolir l’esclavage, les plus accueillants aussi, ces dernières décennies, à la diversité des origines en matière d’immigration.

Une fois encore, donc, l’Amérique donne le tempo à l’ensemble du monde occidental. On peut bien entendu souligner la différence entre la situation française et la situation américaine, qu’il s’agisse de la violence policière, dérisoire en France au regard de ce qu’elle est aux États-Unis, de la culture politique, les principes républicains font obstacle à la lecture raciale des problèmes sociaux, ou de l’histoire, puisque le problème de l’esclavage a marqué celle de la démocratie américaine tandis que la République, depuis la Révolution française, a toujours été abolitionniste, y compris durant la période de la colonisation, l’abolition de l’esclavage constituant même l’une des justification de la « mission civilisatrice » de la France. Sur le plan conjoncturel, comme nombre d’observateurs l’ont fort heureusement relevé, le cheval de Troie qui a introduit dans le pays le débat américain, à savoir le « comité Adama », s’avère être une mauvaise cause et donc un piètre symbole. Ces objections sont fortes et pertinentes mais insuffisantes.

Elles seraient parfaitement convaincantes si l’enjeu des événements américains étaient essentiellement ou exclusivement le « problème Noir » hérité de l’histoire de l’esclavage et/ou celui de la violence policière. Tel n’est cependant pas le cas. Le thème autour duquel se structure le débat intellectuel et politique aux États-Unis, celui du « racisme systémique », n’a qu’un rapport indirect avec la réalité de ces problèmes. Voilà un demi-siècle que les Américains pratiquent une intense discrimination raciale institutionnelle, sous la forme des programmes de l’affirmative action, mais celle-ci est tout entière au bénéfice des Noirs. Dans l’Amérique contemporaine, les « Blancs », c’est-à-dire, selon les critères des statistiques ethnoraciales américaines, les Blancs de souche d’origine européenne, ne représentent plus que 60% de la population et seront bientôt minoritaires. La leçon qu’il faut tirer des événements américains est bien plutôt que dans la société de la diversité ethnique et raciale, l’identité (culturelle et raciale) tend à devenir le langage dans lequel s’expriment les revendications sociales et le pôle autour duquel se recomposent les débats et les clivages idéologico-politiques. Si l’ensemble des sociétés démocratiques occidentales sont concernées par le mouvement déclenché par l’affaire Floyd, cela tient au fait qu’elles ont plus ou moins en commun cette même caractéristique fondamentale, à proportion de leur diversité et de leur ouverture à l’immigration.

II – Racisme systémique ou racisme résiduel ?

La société américaine est-elle raciste, et raciste au point qu’on puisse parler d’un racisme systémique ? C’est la thèse véhiculée par le mouvement Black Lives Matter et par ses partisans en Amérique et ailleurs. Dès lors qu’il existe au sein d’une société une diversité raciale, le problème des discriminations raciales se pose. Il est illusoire de penser qu’on puisse les faire disparaître en réfutant l’idée de race au sens biologique du terme, à laquelle le racisme ordinaire est indifférent. En revanche, le déclin de la croyance en l’existence de races biologiques associé à la disparition du racisme scientifique rend possible un nouveau discours sur la race, considérée comme une donnée sociologique et historique, qui fournit un cadre d’interprétation des discriminations raciales. Cette nouvelle théorie des races, décomplexée car démocratique et non biologique, hypostasie les discriminations raciales pour en faire le fondement des inégalités sociales et de l’ensemble des problèmes de la société; elle permet de donner une légitimité aux revendications raciales et de promouvoir une nouvelle lutte des races au nom de l’égalité, le principe démocratique suprême. Pour cette raison, que cela plaise ou non, la question raciale, la question importée d’Amérique de la relation entre les races, s’imposera aussi en France.

Le débat intellectuel et politique porte sur cette interprétation des discriminations raciales. La thèse du « racisme systémique » doit son succès à sa simplicité : elle consiste à voir le monde social en noir et blanc, en opposant de manière manichéenne dominants et dominés, le privilège d’être blanc à l’infériorité sociale à laquelle les Noirs seraient condamnés. Sur cette base, l’ensemble des données sociales, exprimées en statistiques raciales, peuvent être interprétées comme les symptômes d’une inégalité structurelle entre les races, héritée de l’histoire de l’esclavage et qu’il importe de déconstruire en renversant statues (à travers elles, le récit historique national) et privilèges blancs. Mutatis mutandis, en ajoutant l’histoire coloniale à l’histoire de l’esclavage et en exploitant l’héritage des philosophes de la déconstruction ainsi que la matrice intellectuelle fournie par la sociologie de Bourdieu (l’idée de la permanence d’un rapport dominants/dominés, qui se traduit par une violence symbolique et des mécanismes institutionnels qui en assurent la reproduction), un tel schéma intellectuel  peut aisément être transposé en France.

L’autre interprétation possible des discriminations raciales consiste à voir en elles l’expression d’un racisme résiduel en régression constante au sein des sociétés démocratiques, dont la reconnaissance de l’autre comme semblable constitue, comme l’avait perçu Tocqueville, à la fois la valeur fondamentale et le moteur de la transformation historique. L’histoire de la démocratie américaine, à cet égard, est bien plutôt celle d’une sortie progressive du racisme structurel. L’esclavage a été aboli au XIXe siècle à l’issue d’une guerre civile qui a fait 620 000 morts, puis, dans les années 60 du XXe siècle, le mouvement des droits civiques a mis à bas la ségrégation raciale. Depuis, les seuls dispositifs institutionnels raciaux sont ceux de la discrimination positive visant à promouvoir le recrutement de Noirs ou de membres d’autres « communautés » considérées comme défavorisées dans les universités, les administrations et les entreprises.

Cela ne signifie évidemment pas que les discriminations raciales à l’égard des minorités ont disparu. Elles existent, mais rien n’indique qu’elles aient un caractère et un effet « structurels ». En Amérique, les « Asiatiques », dans les mêmes proportions que les « Noirs », se disent victimes de discrimination raciale : cela n’empêche nullement leur réussite, supérieure à celle des « Blancs », au sein de la société américaine. Force est donc de constater que, s’il peut y avoir  des  corrélations, il n’y a pas pour autant en Amérique un rapport de causalité établi, susceptible de justifier l’idée d’un « racisme systémique », entre racisme et réussite ou échec social. Les Américains ont du reste assisté, au cours du dernier demi-siècle, à l’essor d’une bourgeoisie « noire », incarnée par Barack Obama, ainsi qu’au déclassement de pans entiers de la classe moyenne « blanche », une paupérisation qui explique pour une part l’élection de Donald Trump.

Le constat qu’il existe des discriminations ne prouve pas davantage le « racisme systémique » de la société et des institutions que le fait des violences policière ne prouve que nous vivons en dictature. Ce qui domine, dans les sociétés démocratiques contemporaines, en Amérique comme en France, ce ne sont pas les discriminations raciales mais la condamnation morale et politique quasi-unanime de celles-ci. Tocqueville a mis en évidence la loi sociologique selon laquelle à mesure que progresse l’égalité des conditions progresse aussi la sensibilité aux inégalités, c’est-à-dire la propension à se révolter contre l’inégalité. La loi s’applique aux autres tendances lourdes des sociétés démocratiques qu’il avait identifiées : la violence devient d’autant plus insupportable à mesure que progresse la pacification des moeurs et les discriminations raciales apparaissent d’autant plus scandaleuses que progresse l’antiracisme au sein de la société. Dans cette perspective, la thèse du « racisme systémique » pourrait être interprétée comme l’expression erronée d’une révolte contre le « racisme résiduel ». 

III – Deux voies pour une société de la diversité

La présentation du débat doit éviter deux pièges, qui consistent l’un et l’autre à prendre à la lettre le discours des partisans du mouvement BLM ou de leurs équivalents français. Ce discours se présente d’ailleurs sous la forme d’un double discours contradictoire. Au premier abord, il est dit que nous vivons dans une société  structurée par une inégalité entre les races qui rend inévitable la révolte des dominés contre le « privilège blanc », la révolte des  minorités « racisées » contre la majorité « systémiquement » raciste. Le piège tendu par ce discours est celui de la « lutte des races » tant le conflit qu’il met en scène, entre les races dominées et la race dominante, est présenté comme inéluctable.

Ce discours s’accompagne toutefois d’un autre discours, opposant non plus les races, mais les antiracistes et les racistes. En dépit de l’incohérence apparente, ces deux discours coexistent sans trop de difficultés. Le mouvement BLM se revendique « trans-racial », unissant Blancs et Noirs progressistes dans une même lutte contre le « racisme systémique ». De même que le discours de la lutte des classes attisait le conflit et la haine entre les classes sociales en vue de réaliser l’égalité et la réconciliation au sein de la société sans classe, de même le discours de la lutte des races attise le conflit entre les races au nom de l’antiracisme, dans la perspective révolutionnaire d’un grand soir de la réconciliation interraciale qui éradiquerait les inégalités héritées de l’histoire. Le piège consiste ici à faire apparaître tout opposant comme un raciste, un partisan de la perpétuation des inégalités à la fois raciales et sociales. Ce deuxième discours intègre cependant le premier, même si des contradictions peuvent apparaître entre radicaux et modérés : c’est au nom de l’antiracisme que s’opère l’alliance des minorités racisées en lutte contre la « suprématie blanche » et des « Blancs » révoltés contre le racisme et l’injustice faite aux minorités.

Si toutefois on prend en considération l’ensemble du champ idéologique et politique, et non pas seulement le discours du mouvement BLM et celui de ses sympathisants, force est de constater que ces deux clivages (races dominées vs race dominante, antiracisme vs racisme) ne correspondent pas au véritable clivage intellectuel qui se met en place. Dans les deux camps idéologiques, celui des partisans de la thèse du « racisme systémique » et celui des adversaires de cette thèse, on trouve des « Blancs » et des « Noirs », des antiracistes (majoritaires) et des racistes (minoritaires). Sur le plan politique, certes, le clientélisme introduit un biais : le « vote noir » est largement acquis aux démocrates. Mais il n’est pas rare que le débat intellectuel apparaisse à front renversé, entre des Blancs progressistes (ultra-majoritaires dans les médias de l’Amérique « systémiquement » raciste) et des Noirs conservateurs. L’intérêt du texte de Laure Mandeville sur le mouvement « 1776 », une « rebellion intellectuelle » au sein de la commmunauté noire contre le discours de la gauche relatif au « racisme systémique », est précisément de faire porter l’attention sur le caractère également trans-racial du camp conservateur. 

On conçoit aisément que la diversité culturelle et raciale génère des  questionnements identitaires, des tensions entre les « communautés » ainsi que des tensions et des discriminations raciales. Ces problèmes s’ajoutent à celui des inégalités sociales, qui interfère avec l’histoire de l’immigration et aussi bien sûr, dans le cas américain, avec celle de l’esclavage. Le débat de l’avenir, en Amérique comme en France, n’opposera pas les Blancs aux Noirs (ou aux « racisés » en général), la majorité aux minorités, les racistes aux antiracistes, les dominants aux dominés. Il mettra aux prises sur la question de l’identité deux alliances trans-raciales, deux interprétations différentes de la voie qu’il convient de suivre afin de produire l’unité de la nation dans la diversité. L’une proposera de renverser le « racisme systémique » et de renier l’histoire nationale afin de réaliser l’égalité des « communautés », l’autre s’appuiera sur les ressources du récit national et les principes universalistes en vue de produire et de garantir autant qu’il est possible l’égalité en droits de tous les individus et leur assimilation à la culture commune. Il faut du moins espérer que le débat prendra cette forme. L’alternative, celle d’une victoire sans partage de la racialisation du débat public et de la confusion entre inégalités raciales et inégalités sociales, entre discriminations raciales et racisme structurel, conduirait inéxorablement à la montée en puissance d’une « tenaille identitaire », d’un conflit de plus en plus violent entre, d’une part, un groupe central attaché à défendre son identité et tenté de confondre race et culture et, d’autre part, des minorités ethniques ou raciales de plus en plus séparatistes et agressives. Un tel cauchemar identitaire est un scénario possible. Il n’est pas encore une fatalité.

 

Un racisme systémique ?

Pour expliquer la mort tragique de George Floyd, trois hypothèses peuvent être avancées, qui sont éventuellement conciliables mais qu’il importe néanmoins de pouvoir distinguer. La première est, davantage qu’une hypothèse, un fait bien établi: La décontraction avec laquelle Derek Chauvin a accompli son acte criminel sous le regard complice et serein de ses collègues témoigne de la culture de la violence qui règne au sein de la police américaine, une culture de la violence légitimée par un cadre légal particulièrement laxiste. La deuxième hypothèse est celle du poids des préjugés racistes dans la société américaine, notamment au sein de certaines polices ou administrations locales : même si résiduel au sein d’une société où il tend globalement à régresser, le racisme de certains individus ou groupes d’individus est peut-être encore, aux États-Unis, susceptible de tuer et de générer des tensions raciales. La troisième hypothèse, défendue par le mouvement Black Lives Matter et qui a aujourd’hui le vent en poupe au sein des campus universitaires et de la gauche identitaire aux États-Unis, est celle du « racisme systémique » : Cette notion recouvre l’idée d’un racisme objectif et structurel de la société, incontestable parce que statistiquement mesurable et dont la violence exercée par la police à l’encontre des Noirs constituerait l’un des aspects les plus spectaculaires.

Une perpétuation de la « chasse au Noir » ?

Le premier facteur ne saurait être mis en doute. La police américaine tue bon an mal an, avec une régularité métronomique, un peu plus de mille personnes. Il ne s’agit évidemment pas toujours de « bavures » mais si on rapporte ce chiffre à l’ensemble de la population, cela laisse apparaître un taux de létalité de la police presque trente fois plus élevé qu’en France. Cette violence policière est proportionnée au niveau de violence d’une société dans laquelle les armes sont en accès libres et où la réponse politique à la criminalité est principalement répressive : les États-Unis ont ainsi le taux d’emprisonnement le plus élevé du monde, 655 personnes pour 100 000 habitants en 2019, contre 104 pour 100 000 en France. La loi et la justice ont en outre garanti jusqu’à présent aux policiers une immunité maximale : dans 99% des cas, les interpellations suivies de la mort de la personne interpellée ne donnent pas lieu à une inculpation.

La violence policière est-elle de surcroît raciste ? Il est permis d’en douter. Sur les mille personnes tuées par la police américaine, fait-on observer, près d’un quart sont des Noirs (23%), alors que ceux-ci ne représentent que 13,4% de la population. Le fait est exact mais il implique que la plus grande partie des victimes sont des Blancs; ceux-ci sont même majoritaires (56,7%) si on inclut parmi eux les «Hispaniques» (lesquels constituent une « ethnie » et sont pour la plupart des «Blancs» du point de vue « racial »). Par ailleurs, 14% des 800 000 policiers américains sont des Noirs, ce qui permet d’observer l’absence ou la faiblesse du biais raciste dans les interventions policières : les études sur le sujet tendent en effet à montrer que la culture policière l’emporte sur toutes autres considérations et que la pratique des policiers Noirs ou Hispaniques ne se distingue pas de celle de leurs collègues Blancs.

Le trafic de drogue et la guerre des gangs sont un facteur explicatif bien plus crédible que le racisme de la surmortalité des jeunes Noirs comme de la surreprésentation des Noirs parmi les victimes de la police.

Une donnée détruit l’hypothèse d’une surmortalité des Noirs lors des interpellations policières : la proportion de Noirs parmi les personnes tuées par la police (23%) est inférieure à la proportion de Noirs (37,5%) parmi les personnes arrétées pour crime grave (« serious crime »). La thèse de la perpétuation de la « chasse à l’esclave » dans l’Amérique contemporaine n’est donc guère crédible. Une autre donnée permet à la fois d’expliquer la surreprésentation des Noirs parmi les personnes arrêtées ou tuées par la police et de montrer le faible rôle joué par la violence interraciale : la mort violente d’un Noir est dans 9 cas sur 10 provoquée… par un agresseur Noir. Pour le dire brutalement, sur 100 tueurs de Noirs, seuls 8 sont des Blancs tandis que 89 sont des Noirs. On souligne volontiers, en vue de mettre l’accent sur le poids des préjugés racistes dans la police américaine, le fait que la violence policière est la sixième cause de mortalité des jeunes Noirs (3,4 pour 100 000). On omet parfois de signaler la première, et de très loin (94,2 pour 100 000), de ces causes, l’agression, qui est dans la quasi-totalité des cas le fait d’autres jeunes hommes Noirs. Le trafic de drogue et la guerre des gangs sont un facteur explicatif bien plus crédible que le racisme de cette surmortalité des jeunes Noirs comme de la surreprésentation des Noirs parmi les victimes de la police.

Est-ce à dire que le racisme a disparu au sein de la société et de la police américaines? Il serait absurde de le prétendre. On peut sans doute affirmer que la société américaine a rompu avec le racisme au cours de la deuxième moitié du siècle dernier. Le rapport aux mariages interraciaux offre à cet égard un bon indicateur: En 1958, 94% des Américains disaient les désapprouver contre 4% qui les approuvaient; en 2013, 87% les approuvent contre 11% qui persistent dans la désapprobation. Les événements actuels figurent d’ailleurs parmi les mille et un signes de cette métamorphose de la société américaine : médiatiquement à tout le moins, la vie des Noirs tués par la police compte aujourd’hui davantage que celle des Blancs. Ainsi la mort filmée de Daniel Shaver, aussi insupportable pourtant que celle de George Floyd, n’a-t-elle pas soulevé une vague d’émotion aussi intense et générale.

Il subsiste néanmoins un racisme résiduel et, dans un pays aussi divers et décentralisé que les États-Unis, il peut arriver que ce racisme résiduel au niveau de la société soit prédominant au sein d’un groupe ou d’une institution locale. C’est peut-être le cas dans l’affaire George Floyd. Minneapolis et le Minnesota sont des bastions démocrates mais la réforme du MDP (Minneapolis Police Department) constitue une pomme de discorde entre d’une part le jeune Maire réformiste, Jacob Frey, accompagné par le chef de la police noir qu’il a nommé, Medaria Arradondo et, d’autre part, le chef du syndicat de la police, Robert Kroll : « Arradondo et Kroll se connaissent, peut-on lire dans Le Figaro du 9 juin dernier. Dix ans plus tôt, le lieutenant Arradondo et quatre autre policiers noirs avaient déposé une plainte, où ils dénonçaient la discrimination raciale et un environnement hostile. Le nom d’un policier en particulier est mentionné: le lieutenant Robert Kroll, qui a traité de « terroriste » le procureur général de l’époque, Keith Ellison, qui est noir et musulman. D’après les plaignants, Kroll porte dans le civil un blouson de cuir avec un insigne du White Power. »

Minneapolis reproduit le schéma d’une police blanche qui intervient brutalement dans des quartiers noirs. L’histoire récente de la ville, surnommée au début des années 1990 « Murderapolis », est toutefois marquée par la violence des gangs et d’une police militarisée. Dans l’explication de la manière dont George Floyd a été interpellé et tué, il est difficile de faire la part entre culture de la violence et préjugés racistes. Les nombreux antécédents demeurés impunis de Derek Chauvin témoignent davantage de sa violence que d’une inclination particulière à la discrimination raciale : ainsi, l’auteur d’une des plaintes portées contre lui est un jeune homme blanc alors âgé de 17 ans qui a déclaré avoir été mis en joue par le policier alors qu’un de ses amis avait tiré des fléchettes en mousse sur des passants…

 La « preuve » du « racisme systémique » par les statistiques ethno-raciales

Le racisme systémique est le fait statistiquement mesurable de l’inégalité entre les races.

La force de la thèse du « racisme systémique » vient du fait qu’elle écarte les spéculations au sujet des préjugés ou des intentions racistes des acteurs sociaux et politiques. Pour ses partisans, le racisme n’est pas une affaire de morale ou de droit mais de rapports objectifs entre les races, comme on parlait naguère de « rapports de classes ». Il est inutile de le chercher dans les textes de loi ou dans les discours : le racisme est le fait statistiquement mesurable de l’inégalité entre les races.

La thèse du racisme systémique prend appui sur les abondantes données fournies par les statistiques ethno-raciales. D’aucuns en France, au regard des principes républicains « old school », considèrent que le véritable racisme institutionnel réside dans la catégorisation ethno-raciale de la population qui, tout en rendant possibles ces statistiques, auto-entretient artificiellement une « weltanschauung » raciale au sein de la société, autrement dit une lecture raciale des rapports sociaux. Laissons toutefois ce point pour porter l’attention sur ce que disent les chiffres des statistiques raciales, ou plus exactement sur ce qu’on tend à leur faire dire puisque, comme chacun le sait, les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes.

Présentées en noir et blanc, les statistiques raciales paraissent attester de la permanence d’une discrimination structurelle héritée en ligne directe de l’esclavage.

Présentées en noir et blanc, les statistiques raciales paraissent attester de la permanence d’une discrimination structurelle héritée en ligne directe de l’esclavage: une discrimination entre le groupe des dominants, les « Blancs », héritiers du «privilège blanc» ou de la « suprématie blanche », et le groupe des dominés, les «Noirs», lesquels seraient enfermés dans une infériorité sociale dont ils n’ont jamais été en mesure de sortir. Dans tous les compartiments du jeu social (éducation, délinquance, santé, réussite sociale, revenus et patrimoines, etc.), en effet, les statistiques raciales mettent en évidence les avantages des Blancs et les handicaps des Noirs. Les éventuels préjugés racistes de la police, le « racisme institutionnel », comme l’orientation racialement discriminante de la répression et de la violence policières ne représentent plus à cet égard que l’un des éléments parmi d’autres du tableau social : ils peuvent être interprétés comme des « effets de système », des produits du racisme qui affecte structurellement la société américaine depuis le début de son histoire.

On a pu lire partout les données statistiques qui visent à étayer cette thèse. Le risque pour les hommes Noirs de se faire tuer par la police est 2,5 fois plus élevé que pour les Blancs. Les Noirs représentent 13% de la population et 33% de la population carcérale (les Blancs 60% de la population et 50% de la population carcérale). Le revenu annuel médian des ménages noirs (41 692 dollars en 2018) est presque deux fois moins élevé que celui des ménages blancs (70 642 dollars en 2018). Le taux de chômage, au premier trimestre 2020, était de 6,6% pour les personnes noires, seulement de 3,6% chez les Blancs. 73,7 % des Blancs sont propriétaires de leur logement contre seulement 44% des Noirs. Le patrimoine médian des Noirs est dix fois inférieur à celui des Blancs (écart qui s’est creusé depuis les années 1960). Il n’est jusqu’à l’épidémie de Covid qui ne témoigne de la discrimination dont les Noirs sont victimes: En avril, les Noirs (13% de la population) représentaient 33% des hospitalisations liées à la pandémie, les Blancs (60% de la population), seulement 45%. Cela ne signifie évidemment pas que le Sars-CoV-2 soit raciste, mais qu’il existe une inégalité dans le rapport à la santé. Les Noirs, en raison d’un différentiel de mode de vie et d’accès aux soins, sont affectés de manière disproportionnée par des maladies telles que le diabète, l’hypertension, l’obésité et l’asthme, qui sont des facteurs aggravants pour les personnes atteintes de la Covid.

Minneapolis permet d’illustrer ce « racisme systémique », comme le rappelle le journal Le Monde (8 juin 2020) : « A Minneapolis, la population noire étouffe sous le poids des inégalités économiques et sociales. Le revenu médian des ménages noirs n’y atteint pas la moitié de celui des Blancs (43,4%). Leur taux de chômage (10,3%) est trois fois supérieur à celui des Blancs (3,6%) et le taux de propriétaires trois fois inférieur (25,4% contre 75,3%). Les Noirs ont 8,7 fois plus de risques d’être arrêtés pour des infractions mineurs et représentent 60% des personnes tuées par la police entre 2000 et 2018. » 

 Les « Asiatiques » : une infirmation de la thèse du « racisme systèmique » 

Il y a cependant un cailloux dans la chaussure de la théorie du racisme systémique : une petite minorité, les « Asiatiques », qui représentent 6% de la population américaine. Quand on déplace la focale pour considérer les données relatives à l’ensemble des « races » et des « ethnies », on s’aperçoit qu’il existe une hiérarchie implacable, aussi bien dans l’ordre de la réussite sociale (études supérieures, niveau de revenu et de richesse, espérance de vie) que dans celui de l’échec (échec scolaire, délinquance, pauvreté, chômage) : au sommet de cette hiérarchie – oh surprise! – on ne trouve toutefois pas les « Blancs », mais les « Asiatiques ». Ceux-ci ont par exemple deux fois moins de risques que les Blancs d’être tués par la police. 60% d’entre eux ont fait des études supérieures, contre 37,7% des Blancs (et 27,3% des Noirs). Le taux de chômage au premier trimestre 2020 était de 3,3% chez les Asiatiques, contre 3,6% chez les Blancs et 6,6% chez les Noirs. Le revenu médian des  ménages asiatiques est d’environ 87 200 dollars, celui des Blancs étant de 70 600.

Il y a là un phénomène qui est aussi « objectif » que les autres données produites par les statistiques ethno-raciales mais que la théorie du racisme systémique peut difficilement expliquer : comment la « suprématie blanche » a-t-elle pu ainsi abdiquer devant une petite minorité raciale d’importation ?

Davantage : les statistiques relatives aux Asiatiques montrent que la question de la réussite ou de l’échec social peut être dissociée de celle du racisme. Les Asiatiques sont les plus nombreux avec les Noirs à déclarer avoir été victimes de discrimation raciale : les trois quarts des Noirs et des Asiatiques (76% de chaque groupe) déclarent avoir été traités injustement à raison de leur race ou de leur origine ethnique, au moins de temps en temps. C’est le cas pour 58% des Hispaniques, tandis que les deux tiers des Blancs (67%) déclarent n’avoir jamais vécu cela. A moins de considérer les Asiatiques comme une « race » particulièrement encline à se plaindre, il faut admettre que le racisme dont ils sont à l’évidence victimes autant que les Noirs ne constitue pas pour eux un obstacle à la réussite ou une cause rédhibitoire d’échec.

Le fait d’être Asiatique en Amérique prédispose à subir des discriminations raciales mais ne prédispose pas en soi à la réussite ou à l’échec social.

La situation des Asiatiques est en réalité très contrastée : au sein de cette «communauté», les inégalités économiques et sociales sont plus importantes qu’au sein de la société américaine dans son ensemble. Cette inégalité s’explique par la diversité des origines et des vagues d’immigration, non par la « race » ou par le racisme. Le fait d’être « Asiatique » en Amérique prédispose à subir des discriminations raciales mais ne prédispose pas en soi à la réussite ou à l’échec social. Les statistiques ethno-raciales relatives aux Asiatiques, autrement dit, montrent que les statistiques ethno-raciales ne sont qu’un prisme déformant induisant à tort une lecture raciale de la situation sociale. Pour produire une interprétation correcte de ces statistiques, il faut faire abstraction du facteur racial pour ne retenir que les données sociales : le secret de polichinelle qu’elles dévoilent  ainsi étant qu’il est préférable, pour réussir ou ne pas échouer dans la vie, de bénéficier d’une famille qui vous apporte une bonne éducation, un capital de départ et un solide réseau.

L’irréductible « problème Noir »

Le faux système du racisme systémique recèle toutefois une vérité : il existe bien un «problème Noir» qui est réellement un héritage de l’esclavage. Les handicaps sociaux des Noirs ne peuvent en effet s’expliquer, comme dans le cas des Hispaniques, par l’immigration. Les « Afro-Américains » sont en réalité des Américano-Américains pur jus, présents sur le sol américain depuis le début de l’histoire de la démocratie américaine. Il n’y a par conséquent que deux hypothèses explicatives possibles de l’exclusion sociale dont ils sont victimes : ou bien l’explication par les « stigmates » de la ségrégation raciale, le racisme endémique et le développement séparé qui en ont résulté; ou bien l’explication par la pauvreté économique et culturelle des familles, qui a certes pour origine les conditions du déracinement initial mais qui tend à se perpétuer à travers la reproduction familiale et sociale en dépit de la régression, voire de la disparition du racisme au sein de la société américaine. La disparité des situations familiales, notamment, apparaît comme un facteur plausible d’explication de la disparité « raciale » des destins sociaux : ainsi 54% des enfants noirs vivent avec un seul parent, une condition qui contraste fortement avec celle des enfants des autres groupes raciaux ou ethniques puisque c’est la situation de 13% seulement des enfants asiatiques, 19% des enfants blancs et 29% des enfants hispaniques. 

La théorie du racisme systémique s’accompagne de l’illusion du grand soir de la fraternisation interraciale dont on attend qu’elle fasse table rase des inégalités économiques et de la violence.

On conçoit toutefois aisément que l’hypothèse du racisme systémique ou structurel soit privilégiée : elle permet aux Noirs de se présenter en éternelles victimes et à l’élite sociale, qui n’est plus exclusivement blanche, de sauvegarder le mythe du «rêve américain», à travers notamment les dispositifs charitables de l’affirmative action, dont on peut mesurer aujourd’hui l’échec, tout en dissimulant l’absence de véritable mobilité sociale. Le mauvais diagnostic posé par la théorie du « racisme systémique » s’accompagne en outre de l’illusion du « grand soir » de la fraternisation interraciale dont on attend qu’elle fasse table rase des inégalités économiques, de la pauvreté, des ghettos, des gangs et de la violence. Une telle illusion, nécessairement vouée à des lendemains déceptifs, fait obstacle au long et difficile travail politique, éducatif et social que requiert la résolution du « problème Noir ».

Source: le Figaro, 3 juin 2020 – Laure Mandeville

L’Amérique hantée par une tenace blessure raciale

Il était 4 heures du matin et une joie débordante flottait sur le Mall de Washington, en ce jour historique de janvier de l’an 2009. D’ici à quelques heures, Barack Obama deviendrait président des États-Unis d’Amérique. La veille, des centaines de milliers de familles avaient pris possession de la gigantesque pelouse qui s’étale des marches du Capitole jusqu’au monument Lincoln, car elles avaient souhaité être aux premières loges pour ce grand moment d’Histoire. Elles n’en finissaient pas de pleurer d’émotion, de rire et de s’étreindre.

Alors que la foule continuait de grossir malgré la température polaire qui gelait l’encre dans les stylos des journalistes, l’Amérique se regardait et se trouvait très belle dans son miroir car elle venait d’élire à la présidence le premier président métis de l’Histoire des États-Unis. Il y avait dans l’air comme l’évidence d’un pays réconcilié avec lui-même, Blancs et Noirs, rouges républicains et bleus démocrates… Tout ce qu’avait rêvé le jeune sénateur Obama en 2004, lors d’un discours devenu célèbre.

Mais les Afro-Américains que nous rencontrions sur l’esplanade, savaient que cet instant de communion n’avait rien d’évident. C’était l’aboutissement d’une longue marche, faite de combats, de défaites, de ségrégation, de bains de sang, de bravoure et de ténacité, qui avait commencé dans les bateaux d’esclaves débarqués en 1619 sur les côtes de l’Amérique. Obama en était conscient lui aussi bien sûr, même si les ancêtres de son père kenyan n’avaient pas connu le drame de l’esclavage américain ni la lutte pour les droits civiques. Mais il pensait que son arrivée à la présidence scellerait une nouvelle ère, post-raciale, pour la nation. « Le fait de voir de petites filles noires jouer sur la pelouse de la Maison-Blanche changera le pays et le monde », confia-t-il d’ailleurs lors d’une interview.

Et pendant quelques mois en effet, le « miracle » opère. Obama, devenu rock star de l’Amérique, semble capable de marcher sur l’eau et de réconcilier le corps social. Le fait que dans son célèbre discours «De la race», il ait, tout en embrassant la blessure historique de la communauté noire, appelé cette dernière à assumer sa part de responsabilité pour sortir du cercle vicieux des ghettos, disant «refuser absolument l’idée du racisme endémique des Blancs», crée un moment l’impression d’un tournant. «Parler du racisme comme si rien n’avait changé est une erreur», avertit-il.

Mais la nation va vite déchanter. Dès 2010, l’appel du mouvement de droite conservatrice Tea Party, « à reprendre le contrôle de notre pays », est perçu, chez les démocrates, et notamment au sein de la communauté afro-américaine, comme un discours au «sous-texte» raciste. Les Tea Party le nient, évoquant surtout leur désaccord sur la réforme de la santé et le rôle de l’État qui va selon eux changer l’«ADN» américain. Mais quand en 2011, l’affaire des doutes sur le certificat de naissance d’Obama éclate, révélant qu’une frange non négligeable des votants républicains sont persuadés qu’il a falsifié ses papiers, on comprend qu’on est loin d’être sorti de l’ère raciale. Derrière ce soupçon, que va entretenir un temps un certain Donald Trump, qui caresse déjà l’idée de se présenter à la présidentielle – se profile l’idée indigne, qu’Obama pourrait ne pas être un président légitime (s’il est né à l’étranger). Mais le sujet provoque l’indignation compréhensible de la communauté noire.

Puis, il va y avoir l’affaire Trayvon Martin – du nom de ce jeune Afro-Américain de 17 ans, abattu en Floride par un vigile autoproclamé, qui dit l’avoir pris pour un voleur. L’affaire, dans laquelle ledit vigile sera blanchi au nom de la légitime défense – parce qu’il s’avérera que les deux hommes se sont battus, laisse un goût amer chez les Afro-Américains, qui y voient la preuve d’un biais raciste. « Trayvon Martin aurait pu être mon fils », lance Obama, traduisant la colère des Noirs face à ce qu’ils voient comme le résultat d’un « délit de faciès ». Des incidents meurtriers en série révoltants vont conforter chez beaucoup cette lecture de la réalité des relations police-communauté noire, et notamment celui qui se produit à Ferguson, Missouri, où un autre jeune Noir, Michael Brown, est abattu après avoir tenté de cambrioler un magasin.

L’incident, aux circonstances ambivalentes mais très brutal, va indigner l’Amérique et susciter des émeutes à Ferguson, puis à travers tout le pays. « Les vies noires comptent », commence-t-on à scander dans les manifestations, avant que ce slogan ne constitue la base d’un mouvement qui s’est depuis établi comme l’organisation militante centrale de défense de la communauté noire, sur la gauche de l’échiquier politique.

Les Américains horrifiés

Dès lors, tandis qu’Obama tire sa révérence et que surgit Trump drapé dans le rôle de défenseur de l’Amérique ouvrière blanche et de l’ordre public, ce qui frappe, dans l’évolution de Black Lives Matter (BLM) va être le caractère de plus en plus radical de son programme, et sa thèse en rupture avec le message de réconciliation qu’avait porté Obama. Pour BLM, et les milieux de la gauche identitariste qui ont le vent en poupe dans les rangs démocrates et sur les campus américains, les bavures policières qui s’égrènent et tuent des hommes noirs, ne sont pas les manifestations d’une société imparfaite ou d’une police défaillante, qu’il faut travailler à améliorer, mais les signes implacables d’un système raciste depuis l’origine malgré les droits civiques et l’égalité de tous les Américains en droits.

De ce point de vue, l’affaire George Floyd, qui vient d’allumer un véritable incendie politique à travers l’Amérique, est aussi pour BLM le résultat d’une maladie vieille de trois siècles et Trump le représentant «de la suprématie blanche» qui s’acharne « sur le corps noir ». C’est notamment la thèse de Ta-Nehisi Coates, intellectuel afro-américain et chef de file de cette école de pensée. «Les protestations qui sont en cours ont pour sujet le péché originel de l’esclavage, l’inégalité et les pouvoirs policiers utilisés à leur service», décrypte ce mercredi sur le site du journal Slate, une certaine Dahlia Lithwick, apparemment acquise à cette thèse. Dans les manifestations des derniers jours, certaines pancartes de Black Lives Matter en disent long sur le désir d’en découdre avec la police à tout prix: « Il n’y a pas de vies bleues (vies policières), il y a seulement des bras armés de l’État raciste », clament certaines.

Selon les sondages qui commencent à sortir, une large majorité d’Américains s’est déclarée horrifiée par la vision de la vidéo montrant le malheureux George Floyd, périr étouffé sous le genou d’un officier de police actuellement inculpé pour homicide involontaire. « Je ne peux respirer », crient d’ailleurs les manifestants pacifiques qui défilent par dizaines de milliers. Mais les Américains seraient aussi 58 % à être d’accord avec l’envoi de l’armée pour éteindre le feu des émeutes, vu la violence des pillages et des destructions.

Si la plupart veulent que les méthodes policières changent, beaucoup, surtout dans le camp républicain, sont aussi en total désaccord avec le diagnostic posé par Black Lives Matter sur le fait que l’Amérique serait un pays intrinsèquement raciste. Pour eux, si le passé reste douloureux parce qu’il est encore frais, cette lecture occulte le problème endémique de la violence policière non seulement à l’encontre de la communauté noire, mais aussi des Blancs. Ils évoquent la totale indifférence dans laquelle s’est produit le meurtre de Daniel Shaver par le policier Philipp Brailsford, en 2016, immortalisé dans une vidéo d’hôtel effrayante, que le lecteur consultera avec précaution (l’officier en question a été totalement «blanchi»).

Pour eux, il y a un problème de culture policière violente, plus encore qu’un problème racial. Le fait qu’une partie des meurtres de Noirs, dans les ghettos, soient commis par des officiers de police noirs, donne une certaine substance à cette affirmation, même si elle n’efface pas le passé raciste de l’institution policière américaine (et ses survivances). « Penser que les policiers se livrent à une chasse aux Noirs dans les quartiers, est absurde », nous confiait en janvier 2016, l’ancien policier Peter Moskos, affirmant que le nombre proportionnellement plus élevé d’incidents avec les Noirs, s’expliquait surtout par le fait que la police se rendait dans les ghettos, où se pose l’essentiel des problèmes de maintien de l’ordre. Sur quelque mille morts (!) tombés sous les balles de la police américaine en 2019, 25 % sont des Noirs (alors qu’ils représentent 13 % de la population).

Ce mercredi, George W. Bush est intervenu pour appeler l’Amérique à faire « face à son racisme institutionnel » et à entrer en empathie avec la communauté noire – un discours qui donne raison à Black Lives Matter et pourrait déclencher un débat utile à droite. Mais beaucoup d’experts républicains estiment que l’échec patent des Administrations américaines successives à sortir la communauté noire du ghetto dans lequel elle reste plongée 60 ans après les lois sur les droits civiques, provient de leur incapacité à identifier la nature des problèmes.

Plutôt que d’y voir le résultat de barrières liées « à la discrimination raciale », nombre d’urbanistes affirment notamment que le problème est devenu essentiellement socio-économique. Ils racontent chiffres et cartes à l’appui que la déségrégation entamée dans les années 1950-1960 a eu pour effet pervers de faire fuir toutes les élites blanches puis noires, des centres urbains concernés, poussant les business à partir et laissant les familles pauvres et déstructurées abandonnées à elles-mêmes dans des lieux déglingués, sans modèles masculins ou féminins forts autre que les chefs de gang. Un diagnostic, que le leader noir chrétien et conservateur Bob Woodson, ancien activiste historique des droits civiques et ex-patron de l’Urban League, juge pertinent.

Face à Ta-Nehisi Coates et l’école du racisme systémique, Woodson, très critique de la posture démocrate, et devenu l’un des conseillers informels de Donald Trump, défend au contraire l’idée d’un obstacle essentiellement de classe et non de race. « L’argument racial est une ruse », affirmait-il mardi sur la chaîne Fox news, accusant les élites noires qui sont aux commandes de nombreuses villes démocrates aujourd’hui en insurrection de chercher à détourner l’attention de leurs échecs.

Incapacité ontologique

Jusqu’aux émeutes suscitées par le meurtre de George Floyd, Donald Trump, qui avait reçu le vote de 8 % de Noirs en 2016, espérait s’appuyer sur Woodson et d’autres leaders pour organiser son plan «d’aide» à la communauté afro-américaine, au moyen des fameuses «zones d’opportunité» qu’il a créées. La baisse record du taux de chômage dans la communauté noire, et des sondages révélant un taux de favorabilité important de Trump parmi les jeunes hommes noirs (environ 25 %), semblait lui donner une chance.

Mais avec le traumatisme de la mort de George Floyd, les émeutes qui bouillonnent et l’incapacité ontologique du turbulent président à se transformer en « consolateur en chef du pays », ces tentatives seront-elles réduites à néant? Beaucoup le pensent. Mais le professeur de théorie politique Joshua Mitchell est persuadé que le mythe d’une communauté noire unie cache en réalité des groupes de plus en plus divisés et que la carte de l’ordre pourrait lui être favorable car beaucoup de Noirs veulent la sécurité. « Il n’y a pas d’un côté les Noirs et de l’autre les Blancs, il y a un pays ultradivisé, avec des Blancs et des Noirs en désaccord, de chaque côté », affirme-t-il. Il s’inquiète de l’instrumentalisation politique d’une blessure raciale qui « reste le sujet le plus douloureux et explosif de l’histoire américaine ». « Le passé n’est pas mort et enterré, il n’est même pas passé », avertissait déjà William Faulkner.

Source : le Figaro, 4 juin 2020 – Laure Mandeville

Une rebellion intellectuelle se lève dans la communauté noire d’Amérique

Une rébellion intellectuelle baptisée « 1776 », est en train de se lever au sein de la communauté noire d’Amérique contre les obsessions raciales de la gauche et sa volonté de relier toute l’histoire du pays à l’héritage de l’esclavage. Finira-t-elle par se traduire par une fragmentation du vote noir, au profit des républicains, processus qui serait une révolution politique ? La question reste sujette à caution vu le contexte de l’affaire Floyd, qui semble pour l’instant enflammer les théoriciens du « racisme systémique ».

Mais le phénomène, très nouveau, n’en est pas moins intéressant. «1776» a été lancé dans l’indifférence générale de la presse généraliste au Press Club de Washington en janvier, par une cinquantaine d’intellectuels essentiellement afro-américains (à 60 %), emmenés par Bob Woodson, personnalité chrétienne et conservatrice respectée de la communauté noire, qui aide la jeunesse à sortir du cercle vicieux des ghettos.

Le but de « 1776 » est de faire barrage au « projet 1619 », lancé au mois d’août 2019 à l’initiative du New York Times et couronné par le Pulitzer, qui a entrepris de mener une relecture radicale de l’histoire des États-Unis, en prenant pour postulat l’idée que l’arrivée d’un bateau chargé d’une vingtaine d’esclaves sur les côtes de la Virginie le 14 août 1619, aurait été « le véritable acte de naissance de l’Amérique » – pas la révolution américaine de 1776. Bref, l’esclavage serait plus que « le péché originel » du pays, il serait son « origine », a écrit le rédacteur en chef du New York Times Magazine Jake Silverstein.

« L’esclavage et le racisme anti-noir qui le sous-tend ont produit presque tout ce qui a rendu l’Amérique vraiment exceptionnelle. Sa puissance économique, sa force industrielle, son système électoral, son régime alimentaire et sa musique pop, les inégalités de système de santé et d’éducation, son penchant sidérant pour la violence, ses inégalités de revenus, l’exemple qu’il donne au monde en tant que terre de liberté et d’égalité, ses jurons, son système légal et les craintes et haines endémiques raciales qui continuent de l’habiter jusqu’à ce jour », poursuit-il.

Une vision incroyablement tendancieuse de l’histoire que «1776» entend contester, en rassemblant sa propre équipe d’historiens. «L’idée que l’esclavage serait dans notre ADN est l’une des idées les plus diaboliques et autodestructrices que j’ai jamais entendues», a noté Bob Woodson, accusant les organisateurs de « 1619 » et la gauche intellectuelle identitariste, « d’utiliser la souffrance de l’Amérique noire pour définir l’Amérique comme une organisation criminelle ».

On ne peut évidemment qu’être d’accord avec la journaliste Nikole Hannah-Jones, chef du « projet 1619 », quand elle rappelle que les États-Unis ont été fondés à la fois sur un idéal (de liberté) et un mensonge (puisque cet idéal cohabitait avec l’institution de l’esclavage). Sur son blog du New York Times, les reportages audio sont bien faits, parfois émouvants.

Mais les prémisses idéologiques du projet n’en apparaissent pas moins sujettes à controverse, comme l’ont souligné des historiens de renom, s’étonnant que le New York Times ait prêté sa légitimité à une entreprise qui semble faire plus œuvre d’idéologie que de vérité historique. « J’ai lu le premier essai de Nikole Hannah-Jones, qui allègue que la révolution s’est tenue en premier lieu à cause du désir des Américains de garder leurs esclaves… Je n’en croyais pas mes yeux », a réagi le grand historien de la révolution américaine Gordon Wood.

Source : le Figaro, 18 juin 2020 – Laure Mandeville

Les dangereux prophètes de Blacks Lives Matter

À l’exception d’un petit groupe de racistes purs et durs, l’écrasante majorité des Américains n’hésiteraient à coup sûr pas une seconde à clamer que « les vies noires comptent ». L’indignation fondée qui s’est allumée, après le drame de la mort de George Floyd, en témoigne. Black Lives Matter, ont crié à l’unisson des centaines de milliers d’Américains à travers le pays, appelant à stopper les dérives de la police et ses possibles préjugés raciaux. Débat légitime et nécessaire dans un pays au passé raciste encore bien frais, et à la culture policière ô combien violente, avec ses 1000 morts tués par des policiers, chaque année (contre une vingtaine en France).

Mais les Américains sont-ils prêts en revanche à regarder en face la réalité du quotidien de la communauté afro-américaine, pour stopper le cercle vicieux de pauvreté, de violence et de désintégration familiale, qui maintient une grande partie de ses membres dans les bas-fonds de la société, provoquant trop souvent ses interactions (parfois fatales) avec la police? C’est moins sûr. Dans les milieux libéraux influents, qui dominent le débat sur la question raciale, on s’est hâtivement rangés du côté de l’organisation Black Lives Matter, mouvement dont l’agenda est beaucoup plus révolutionnaire et nihiliste que son beau nom ne veut bien le dire.

Depuis sa création en 2013, « BLM » s’est en effet radicalisé à l’extrême, adoptant un discours néomarxiste et antipolice extrémiste, et poussant ville démocrate après ville démocrate à annoncer le démantèlement ou le définancement de leurs forces de l’ordre, tout en traquant le « privilège blanc » et en appelant à déboulonner les vestiges du passé « raciste ». C’est ainsi que quelques-unes des plus grandes figures américaines, comme George Washington, Thomas Jefferson et même Abraham Lincoln, sont maintenant mis sur la sellette par des Robespierre américains « woke » (en éveil face aux discriminations, NDLR). « De faux prophètes », s’indigne l’écrivain noir Charles Love, à propos de Black Lives Matter.

Bien sûr, les experts des questions de police avertissent que ce vent révolutionnaire aura des conséquences catastrophiques dans les quartiers noirs, où la criminalité est galopante et a besoin de la police pour la contenir. Quelque 7400 hommes noirs sont morts en Amérique en 2018, dont 90 % tués par d’autres Noirs. « Mais parler de la culture de violence des ghettos noirs est un tabou », confie l’universitaire libéral Peter Moskos, qui se réjouit que le candidat Joe Biden n’ait pas soutenu le projet de dissolution de la police de la gauche du Parti démocrate. Reste qu’une partie de la population verra en l’ancien vice- président – centriste et raisonnable, mais vieilli et affaibli -, un rempart bien fragile contre les extrémistes qui grondent. Cela pourrait être la chance de Trump, pourtant plongé, ces jours-ci dans une périlleuse tourmente…

Source : le Figaro, 18 juin 2020 – Laure Mandeville

Entretien avec Peter Moskos

Ancien officier de police à Baltimore et professeur au John Jay College of Criminal Justice, l’universitaire new-yorkais a été très choqué par l’affaire Floyd, mais il met en garde contre les «tabous» du débat sur les violences policières, qui masquentles gigantesques problèmes de violence et de pauvreté des ghettos noirs.

Suite à la mort de George Floyd, la police américaine est accusée d’être « systémiquement raciste. » Êtes-vous d’accord ?

L’Amérique a des problèmes raciaux, mais il est étrange que nous les découvrions seulement quand ils émergent au niveau de la police. Les policiers américains reflètent la société américaine et tous les problèmes qui existent en Amérique sont visibles dans un département de police. Pour moi, cette idée de racisme systémique fait allusion au passé qui se perpétue à travers les générations, mais elle exprime aujourd’hui surtout les disparités socio-économiques qui persistent entre Blancs et Noirs. Il est impossible de faire la police dans les quartiers chauds de Baltimore Est comme vous le feriez dans un quartier riche et prospère. Il est donc évident qu’il va y avoir une attitude policière différente dans ces deux mondes, et que cette situation peut renforcer certains préjugés raciaux. De manière générale, il est erroné de parler de la police américaine comme un tout, car elle est extrêmement décentralisée et diverse. On a environ 17 000 départements de police aux États-Unis. Il y a une certaine ironie, par exemple, à observer les manifestations de Black Lives Matter à New York, dans lesquelles on voit une majorité de manifestants blancs traiter de racistes des flics noirs, qui sont majoritaires dans la police new-yorkaise – tout cela à cause de ce qui s’est passé au Minnesota!

On en vient à accuser des policiers noirs de racisme antinoir !

Cela vous étonne parce que vous utilisez une définition classique du racisme, qui selon moi est la définition correcte. Mais aujourd’hui en Amérique, comme on estime que l’institution est systémiquement raciste, les policiers noirs peuvent être racistes contre des Noirs!

Pour vous, on est plutôt face à un problème profond d’inégalités hérité d’un passé raciste. Vous dites que si les policiers tuent proportionnellement plus de Noirs, c’est surtout qu’ils sont confrontés à plus de violences dans des quartiers en déshérence.

Oui, mais ici en Amérique, on n’a pas le droit, quand vous êtes en bonne compagnie, de parler des disparités raciales énormes en matière de crimes violents. Or si vous n’avez pas le droit d’en parler, vous ne comprenez pas pourquoi les policiers interagissent aussi souvent avec la communauté noire. Une raison est qu’il y a plus de crimes dans cette communauté. Beaucoup des problèmes sont des problèmes de classe, mais en Amérique, on ne parle pas de classe. Nous sommes totalement obsédés par la question raciale, parce que c’est une profonde blessure. On devrait aussi voir les plaies économiques. Comprenez-moi bien, la question raciale reste importante. Mais en ignorant les autres facteurs, nous nous trompons souvent. Peu de gens savent par exemple que les cités où les policiers tuent le plus de gens, sont en général les cités où il y a le plus faible pourcentage de Noirs, et ce sont toutes des cités situées dans l’ouest du pays, comme Albuquerque ou Oklahoma City. Les policiers américains y tuent beaucoup de Blancs et d’Hispaniques mais personne ne le sait. En revanche, à New York, les policiers font un super travail et tuent très peu de gens. Mais au lieu de dire «qu’avez-vous fait de bien?» on met tout le monde dans le même sac. Alors les flics sont découragés.

Qu’avez-vous appris, à Baltimore, sur la réalité des relations entre la police et les minorités ?

J’étais un flic atypique, j’avais étudié à Harvard, et étudié la police néerlandaise à Amsterdam. J’avais aussi grandi dans une banlieue à moitié noire. Mais à Baltimore, j’ai été surpris par le niveau de violence, le nombre de gens tués dans des violences. Et comme les flics sont confrontés à tous ces problèmes au quotidien mais ne sont pas invités aux cérémonies de diplômes des enfants des quartiers difficiles, il est facile pour eux de dériver vers l’idée que tous les gens de ces quartiers sont des fauteurs de troubles. Il faut être capable de prendre du recul. Mais la pauvreté au bas de la société est dévastatrice. Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas. Il y a une culture différente dans ces quartiers, une culture du ghetto. En Amérique, on n’est pas supposé utiliser ces mots et si vous étiez un reporter américain, je ne le ferais pas. C’est un sujet tabou. Mais la réalité n’est pas politiquement correcte.

Quelle est cette culture du ghetto ?

C’est une culture qui glorifie la gratification instantanée et la violence. L’universitaire noir américain Elijah Anderson, qui travaille sur ces problèmes fait une distinction entre culture de la rue et culture décente, et montre comment elles coexistent. Mais la culture de ghetto est bien là, c’est celle des dealers qui occupent les coins de rue, c’est une culture sexiste et homophobe. Même si elles ne sont pas responsables, les femmes, souvent, dealent, elles ont des enfants qui grandissent sans père dans la crasse et la misère. Il n’y a pas d’espoir. J’ai été dans les bidonvilles de Nairobi, mais je préférerais y vivre plutôt que dans les ghettos de Baltimore Est, car on y trouve au moins une solidarité familiale. Alors que dans nos zones les plus démunies on a la combinaison de la pauvreté, de la drogue et de la violence, sans parents sur qui s’appuyer. J’ai le sentiment qu’on invoque le racisme systémique parce qu’on ne veut pas se confronter à ces problèmes de fond. On blâme l’histoire, à juste titre. Mais que faire maintenant? Et comment expliquer, si c’est seulement une question de racisme, que les immigrants d’Afrique s’en sortent bien? La question n’est pas seulement raciale. À Baltimore Est, où je patrouillais, 10 % des hommes sont assassinés au cours de leur vie! Comment peut-on avoir une société qui fonctionne normalement avec un tel niveau de violence? Quand on me dit que c’est la police qui pose problème, je roule des yeux et je dis: non. Il y a un problème plus large.

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