Analyse

L’État français face au Covid : le test des tests

L’Institut Montaigne vient de publier une note très éclairante de Nicolas Bauquet sur le bilan de la crise, intitulée « L’action publique face à la crise du Covid-19 ». Partant du constat que l’État fut partout l’acteur principal de la lutte contre l’épidémie, l’auteur souligne le rôle essentiel des régions et des entreprises, pointant le fait que la stratégie gagnante résidait dans l’aptitude du pouvoir central à mettre en place une synergie entre tous les acteurs publics et privés tout en suscitant l’adhésion de la société civile.

Analysant le cas français, Nicolas Bauquet en vient à évoquer la question des tests. Le constat de faillite, stratégique davantage que logistique, qu’il établit, vient utilement compléter et préciser le diagnostic formulé par le Professeur Raoult devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Le tableau de cette défaillance française, bien plus dommageable que l’affaire des masques, peut être présenté en cinq points saillants et quelques extraits.

1 – La France a fait le choix d’une politique de tests restrictive en dépit de l’importance stratégique du dépistage.

L’étude comparative des différentes stratégies face au virus montre à quel point la politique choisie en matière de tests s’est révélée déterminante dans le contrôle ou non de la pandémie. Qu’il s’agisse de la Corée du Sud ou de la Vénétie, c’est la volonté de tester de manière rapide et massive, y compris dans les cas non symptomatiques, qui a permis de prendre le virus de vitesse, et de casser les chaînes de contamination. La France, elle, a fait le choix d’une politique de tests particulièrement restrictive, pendant une longue période. La difficulté à les produire et à les administrer en grand nombre en est une explication, mais ne peut pas être la seule. C’est le choix d’une doctrine claire qui déclenche la mobilisation des moyens, et non l’inverse. Entre la Lombardie et la Vénétie, la différence ne vient pas de la capacité à produire ou importer des tests, elle vient des choix stratégiques opérés à la jonction du politique et du scientifique. En France, si la situation de rationnement a pu conduire à des «doctrines d’emploi restrictives », celles-ci ont en retour rendu plus difficile de surmonter les blocages industriels ou règlementaires, et de mobiliser l’ensemble des acteurs.

2 – La comparaison avec l’Allemagne, prête à dépister massivement à la mi-février, est sur cette question des tests particulièrement dévastatrice.

En Allemagne, c’est l’alignement de plusieurs facteurs qui a permis une mise en place particulièrement rapide d’un dispositif de tests massifs : la mise au point, dès le 17 janvier, d’un test PCR capable de dépister le Covid-19, par l’équipe de Christian Drosten, co-découvreur de l’ADN du virus du SRAS en 2003, et sa mise à disposition dans le monde entier dès le 23 janvier ; la découverte, le 27 janvier, de premiers cas de contamination au sein de l’entreprise Webasto, en Bavière, rapidement traités par les autorités sanitaires régionales ; et la mobilisation du Robert Koch-Institut, l’institut de santé publique rattaché au gouvernement fédéral, qui fixe dès le 1er février une doctrine de tests déjà très large, prévoyant le dépistage de tout cas suspect à partir de symptômes qu’ils soient graves ou légers. Recherche universitaire, doctrine scientifique et action sanitaire ne sont pas liés par une chaîne hiérarchique, mais fonctionnent conjointement, et apprennent les unes des autres. Le quatrième élément essentiel, le secteur privé, va, lui, permettre le passage à l’échelle, avec la mobilisation du potentiel de l’industrie pharmaceutique allemande, et l’implication de l’ensemble des laboratoires, de ville, mais aussi vétérinaires, sans aucune des difficultés administratives rencontrées en France. À la mi-février, l’Allemagne est déjà prête à tester massivement, avant même d’être réellement touchée par la maladie.

3 – Pour comprendre la situation française, il faut d’abord avoir en tête la chronologie : la comité scientifique n’est installé que le 11 mars et ce n’est que le 17 mars que la cellule interministérielle de crise est activée au sein du ministère de l’intérieur. Auparavant, il n’y a pas de pilotage scientifique et politique de la crise. C’est ce « trou d’air » qui explique l’impréparation stratégique dont la conséquence sera l’absence de capacité de dépistage massif en France.

Du 27 janvier au 17 mars, la réponse de l’État est pilotée exclusivement à travers le ministère de la Santé, où a été mise en place une cellule de crise dirigée par Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, trois jours après l’identification du premier cas de contamination en France. Jusqu’au début du confinement, elle est la seule instance de coordination de la réponse de l’État à une crise qui est encore abordée sous son seul angle sanitaire. Le maintien d’une gestion de crise par le ministère de la Santé pendant la première phase de la crise a déterminé une large partie de la réponse de l’État sur le terrain. C’est en particulier ce choix qui place les Agences régionales de santé (ARS) en première ligne : organisation des hôpitaux et du réseau de soins, mais aussi logistique de la distribution des masques, transferts de patients… Contrairement aux organes de la protection civile ou du ministère de l’Intérieur, ces bureaux destinés à la gestion financière et administrative des structures de soin ne sont aucunement préparés à une action d’urgence. Cette primauté du sanitaire dans la gestion de crise n’a pas permis de mettre en cohérence les différents services de l’État sur le terrain. Un exemple frappant en est le retard mis à intégrer les laboratoires publics dans la mobilisation des moyens de tests. Un retard qui s’explique notamment par l’absence de dialogue entre les ARS et les préfets, seuls habilités à procéder à la réquisition des laboratoires publics. Surtout, dans ce stade précoce de l’épidémie où il est essentiel de détecter les signaux faibles et de s’adapter rapidement à une situation mouvante, à l’abri des interférences politiques et sans subir de blocages bureaucratiques, la chaîne hiérarchique complexe qui relie la direction générale de la Santé, Santé Publique France, les ARS et les 38 établissements de santé qui restent jusqu’à la fin du mois de février les seuls habilités à accueillir et tester les malades du Covid-19 représente un obstacle majeur à la prise de conscience de la circulation épidémique, et à une révision rapide des dispositifs de dépistage, de prise en charge et de communication.

4 – Le professeur Raoult a fustigé le caractère non scientifique du Conseil scientifique et son incapacité à prescrire les mesures nécessaires pour créer les conditions d’un dépistage massif. Avant l’installation de ce Conseil, la situation était manifestement pire : il y a avait bien des instances administratives de santé publique chargées  de prévenir les risques sanitaires, notamment ceux liés aux maladies émergentes, mais aucune ne s’est imposée par sa compétence scientifique, sa réactivité et son aptitude stratégique.

En France, la première phase de la crise a été marquée par le faible poids des instances qui auraient pu jouer un rôle d’alerte et s’imposer comme les interlocuteurs scientifiques d’un pouvoir politique qui garde comme priorité, jusqu’à la première semaine de mars, la continuité de la vie politique et économique. Le Haut Conseil de la santé publique, mis en place en 2007, compte parmi ses missions, de « fournir aux pouvoirs publics, en lien avec les agences sanitaires, l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires», et l’une de ses quatre commissions est consacrée aux maladies infectieuses et aux maladies émergentes. Saisi par la Direction générale de la Santé le 3 février, il ne rend son avis sur la prise en charge des cas confirmés d’infection par le nouveau coronavirus que le 5 mars.

5 – Le temps perdu qui n’a pas été employé à mettre en place la stratégie et la logistique était difficilement rattrapable. La force d’inertie de bureaucratie ne s’est pas vue opposer suffisamment de résistance. La raison principale de l’impréparation au dépistage massif est celle « des blaireaux dans leur terrier » comme l’a fort pertinemment qualifiée le professeur Raoult. L’épisode du refus de l’offre de service des Laboratoires d’analyse vétérinaires restera à cet égard dans les annales. Ce n’est que le 5 avril 2020, à la suite de la révélation des blocages par Le Point, que paraissent finalement un décret et un arrêté autorisant ces laboratoires à réaliser des tests, « dans des conditions restrictives, précise la note, qui ne permettent toujours pas, à ce jour, d’exploiter réellement leurs capacités. »

C’est la direction générale de la Santé qui pilote étroitement l’ensemble du dispositif, à travers une série de points de contrôle : le Centre national de référence (l’Institut Pasteur), qui valide chacun des tests candidats à l’importation ou à la production, et qui représente jusqu’à aujourd’hui un facteur de blocage important ; et jusqu’au 28 février, les 38 hôpitaux désignés comme Établissements de santé de référence (ESR), seuls à même, pendant la période la plus sensible du début de la pandémie, de prendre en charge les patients potentiellement contaminés par le Covid-19 et de leur administrer un test.

Dotées du statut d’EPA (Établissement public de l’État à caractère administratif), les ARS ont en général tenu à préserver leur autonomie de fonctionnement, et en particulier leur contrôle sur des données sanitaires dont le partage était pourtant essentiel à une réponse rapide et coordonnée. Parmi les innombrables blocages déjà relevés, le retard à intégrer les laboratoires publics dans la mobilisation des moyens de tests s’explique notamment par l’absence de dialogue entre les ARS et les préfets, seuls habilités à procéder à la réquisition de ces laboratoires. Dans plusieurs départements, l’habilitation des Laboratoires d’analyse départementaux à vocation vétérinaire, pour mener des tests biologiques, a donné lieu à de très longues navettes entre préfectures et ARS, pour des questions de niveaux de signature et de prise de responsabilité. L’impuissance de l’État sur le plan territorial est donc la traduction concrète, et parfois dramatique, de la multiplication des agences indépendantes ou autonomes censées organiser une gouvernance, mais rendant surtout impossible une réponse rapide, unifiée et efficace des services de l’État.

Les Commentaires sont fermés.