Analyse

La controverse Raoult en dix questions

Le professeur Raoult s’est-il trompé dans ses « prévisions » ?

Le discours de Raoult est constant quant aux considérations méthodologiques : 1) en matière de maladies infectieuses, la part d’inconnu est trop importante, a fortiori s’agissant d’une maladie jamais observée auparavant, pour qu’il soit possible de faire des prédictions; 2) les seules certitudes sont les données de l’observation; 3) les hypothèses que l’on peut risquer concernant l’avenir sont incertaines du fait qu’elles ne reposent que sur l’analogie avec les expériences passées.

Ceci étant entendu, lorsque le 17 février Didier Raoult observait qu’il y avait eu hors de Chine cinq morts de la Covid-19, soit moins que le nombre de personnes (11) mortes en France d’un accident de trottinette en 2019, l’observation était rigoureusement exacte. Il était alors impossible de « prédire » qu’il y a aurait ou qu’il n’y aurait pas pandémie à l’échelle planétaire. Le professeur Raoult a choisi de privilégier l’hypothèse rassurante et d’alarmer contre l’alarmisme, s’appuyant sur les données de l’histoire épidémiologique récente : « Toutes les épidémies potentielles prétendument effrayantes groupées depuis vingt ans ont difficilement dépassé 10 000 morts, dans un monde où l’on observe 56 millions de décès par an. » Il aurait assurément dû se montrer plus prudent en rappelant, ce qu’il pensait au fond de lui puiqu’il s’est préparé mieux que tout autre en France à faire face à l’épidémie, que cette hypothèse optimiste était elle-même incertaine.

Depuis, le professeur Raoult a annoncé que l’épidémie prendrait fin à la mi-mai et qu’il n’y aurait pas de « rebond » ou de « deuxième vague ». Il ne s’est pas trompé sur le premier point et semble pour l’heure avoir raison s’agissant du second. Quant à l’avenir, précise-t-il en regard des données relatives aux autres coronavirus, deux hypothèses sont également crédibles : ou bien le Sars-Cov-2 disparaîtra comme le SARS en 2003, ou bien la Covid deviendra saisonnière comme les infections respiratoires provoquées par les quatre coronavirus banals. Raison pour laquelle, ajoute-t-il, il faut regarder, comme pour la grippe, ce qui se passe durant la saison hivernale de l’hémisphère sud pour éventuellement se préparer à faire face au retour de l’épidémie l’hivers prochain.

On peut bien entendu apprécier les scientifiques qui viennent humblement sur les plateaux de télévision pour dire qu’ils ne savent pas et qu’ils n’ont rien à dire. On est également en droit d’avoir une préférence pour ceux qui, comme Didier Raoult, prennent leur responsabilité intellectuelle et le risque d’être démenti par les faits.

Le professeur Raoult a-t-il minimisé l’impact sanitaire de la pandémie ?

Depuis le début de la pandémie, le professeur Raoult ne cesse de relativiser l’ampleur annoncée de la catastrophe sanitaire. Il dénonce les anticipations tirées des modèles mathématiques, celles en particulier de l’épidémiologiste britannique Neil Ferguson, qu’il juge fantaisistes. Ces prévisions annonçaient au moins 300 000 morts en France. Quand on en était encore, en mars, à moins de 500 morts en France, Raoult déclarait : « On va voir si on arrive à en tuer 10 000, mais ça m’étonnerait. ». La Covid aura finalement tué autour de 30 000 personnes dans notre pays. Les défenseurs des prédictions catastrophistes rétorquent que le confinement a permis d’éviter l’impact démographique annoncé. Le catastrophisme rétrospectif de l’Imperial College est plus important encore que son catastrophisme initial puisqu’il prétend désormais que le confinement en France aurait permis d’éviter 690 000 morts ! L’argument, qui repose sur une pétition de principe, est à la fois infalsifiable et non probant. Les prévisions mathématiques relatives à la Suède, qui n’a pas confiné, ont également été démenties par les faits : le modèle de l’Imperial College annonçait 100 000 morts pour le mois de juin en Suède en l’absence de confinement; fin juin, la Suède compte un peu plus de cinq mille morts. Oui mais, dit-on, les Suédois ont tout de même pris des précautions ! Les humains, en effet, ne sont pas de simples boules de billard : ils ajustent leurs faits et gestes en fonction des événements autour d’eux. C’est une des raisons pour lesquelles ces prévisions fondées sur la modélisation mathématique n’ont guère de sens, mais sans doute pas la seule. Le même Ferguson avait annoncé que la grippe aviaire pouvait tuer 200 millions de personnes dans le monde…. avec une marge d’erreur, donc, de près de 200 millions ! La modélisation mathématique aura sans doute joué un rôle utile, politique plus que scientifique : celui du loup qui sert à faire peur aux enfants afin qu’ils ne s’éloignent pas trop du droit chemin. S’agissant de l’impact démographique réel de la pandémie, en revanche, il faudra pour en juger attendre d’avoir des « données », c’est-à-dire de pouvoir comparer la mortalité dans le monde en 2020 avec celle des années précédentes.

Le professeur Raoult s’est-il trompé au sujet de l’hydroxychloroquine ?

Il a eu tort, assurément d’annoncer fin février que la Covid-19 serait probablement « une des infections respiratoires les plus simples à prévenir et à traiter ». On connaît aujourd’hui les différentes phases de la maladie. L’hypothèse dont est parti Raoult , suivant en cela les Chinois et les Coréens, est que les anti-viraux pourraient avoir une efficacité au moment de l’infection par le virus. Durant la phase d’aggravation due à l’affolement de la réaction immunitaire de l’organisme, il faut semble-t-il miser sur les médicaments qui ont un effet anti-inflammatoire, comme la déxaméthasone, le corticoïne présenté comme prometteur par l’étude Recovery. Le problème de la preuve de l’efficacité du traitement préconisé par Raoult, posé dès le début de la querelle et qui ne sera peut-être pas surmonté, tient au fait qu’au stade initial de la maladie le taux de guérison spontané est très élevé, autour de 99% (des variations pouvant intervenir en fonction de divers critères, parmi lesquels, en premier lieu, l’âge de la personne infectée par le virus). Il est possible à cet égard qu’il en aille de la Covid comme de la grippe : ça dure huit jours si on la soigne avec de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine, une semaine si on ne fait rien. Il est très difficile de mettre en place des études cliniques aux résultats incontestables : d’une part, parce qu’il faut pour ce faire « recruter » des patients testés positifs précocément, d’autre part, en raison de la faiblesse du signal statistique recherché. On a raison de faire remarquer à Raoult le fait que les résultats qu’il prétend avoir obtenus ne prouvent pas une différence notable avec ce qui résulte de l’évolution naturelle de la maladie. On a tort de lui objecter qu’il est aisé de construire dans ces conditions des études cliniques probantes.

L’action du professeur Raoult est-elle conforme à l’éthique médicale ?

On a assisté à la confrontation de deux conceptions de l’éthique médicale, l’une privilégiant le soin sur l’expérimentation, l’autre, l’expérimentation sur le soin. Toute une littérature s’est développée afin de justifier l’obligation éthique de donner la priorité aux essais thérapeutiques sur le traitement, de manière à pouvoir établir le plus rapidement possible un consensus sur l’efficacité ou l’innocuité des traitements hypothétiques. Les médecins et les autorités sanitaires ont besoin de certitudes, lesquelles ne peuvent se fonder que sur un consensus scientifique établi sur des preuves. D’où l’affirmation qu’il convient de privilégier l’expérimentation.

Une telle conception se heurte toutefois à l’objection formulée par le professeur Raoult : qui souhaiterait confier ses propres enfants (dans le cas de la Covid, il faudrait plutôt dire « ses propres parents ») atteints d’une maladie potentiellement mortelle à un médecin proposant, afin de mener à bien son expérimentation, de leur donner aléatoirement un traitement ou un placebo plutôt que le traitement qu’il pense efficace ?

« Le premier devoir du médecin est le soin, affirme Raoult, et non l’expérimentation. » L’éthique médicale commande selon lui au médecin de se donner pour règle de ne pas faire à ses malades ce qu’il ne ferait pas à ses propres enfants (à savoir, en l’occurrence, les utiliser comme moyens de faire aboutir une étude clinique), ou de faire pour eux, ce qu’il ferait pour ses enfants (faire au mieux pour qu’ils guérissent). Ce qui correspond à l’ancestrale règle d’or, indépassable en dépit des argumentations alambiquées qu’on tente de lui opposer. Le succès populaire du professeur Raoult s’explique sans doute par ce parti-pris éthique à la simplicité biblique !

A-t-on laissé les médecins prescrire ?

En lien avec la question de l’éthique médicale, la controverse a porté sur les décisions des autorités sanitaires. Certains ont enragé qu’on puisse laisser le professeur Raoult et ceux qui le suivaient prescrire sans preuve son traitement au risque de tuer des malades quand d’autres enrageaient que les pouvoirs publics consentent à laisser les gens mourir en empêchant les médecins de prescrire librement l’hydroxychloroquine. La position des autorités sanitaires françaises oscille en réalité entre le respect de la liberté de prescription des médecins et la culture de la précaution qui règne en France et qui conduit à corseter celle-ci.

Le professeur Raoult a (prudemment) mis en cause l’État, pour s’être immiscé dans la relation entre le médecin et le malade au travers d’une série de restrictions imposées, ainsi que le Conseil de l’Ordre, pour n’avoir pas défendu la liberté de prescription des médecins. Certes, son IHU a obtenu la permission d’agir librement, mais la prescription de l’hydroxychloroquine s’est heurtée à plusieurs obstacles : l’ANSM (l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) a fait classer l’hydroxychloroquine comme substance vénéneuse et fait interdire sa prescription aux médecins. Fin mars, un décret a finalement permis aux médecins hospitaliers de l’utiliser (à titre « compassionnel », ce qui n’avait guère de sens) sans donner la même autorisation aux médecins de ville. Le précautionnisme a atteint la caricature fin mai lorsque, suite à l’étude bidonnée publiée dans The Lancet, sans même prendre le temps d’effectuer les vérifications nécessaires, le Haut conseil de la santé publique (HCSP), saisi à la demande du ministre de la Santé, recommandait de ne plus prescrire l’hydroxychloroquine dans la lutte contre la Covid-19, l’ANSM annonçant en parallèle la suspension, « par précaution », des essais cliniques destinés à l’évaluer. 

Davantage que l’influence de Gilead et la question des conflits d’intérêt, c’est le problème de la limitation de la liberté de prescrire au nom du principe de précaution qu’il conviendrait de discuter. A tort ou à raison, la stratégie thérapeutique a été en France de ne pas traiter avec les médicaments disponibles mais de privilégier des expérimentations, la fameuse étude Discovery, qui n’ont abouti à rien, du moins avant le terme de l’épidémie. En Corée, Raoult eût été parfaitement en accord avec la stratégie choisie. Observateur de la gestion coréenne de la crise, le professeur François Amblard écrivait : « Devant l’absence de preuves thérapeutiques, qui prévaut aujourd’hui dans tous les pays au sujet de l’hydroxychloroquine, l’attitude des autorités de santé coréennes repose sur la confiance envers les prescripteurs. En tout état de cause, aucune polémique ne s’est développée ici sur le sujet, et chacun est à l’œuvre, du bas vers le haut, des praticiens vers les autorités, pour trouver au plus vite un consensus thérapeutique face à la maladie. La médecine coréenne, se livre là à des essais cliniques grandeur nature, sous haute surveillance collective. »

L’écho médiatique rencontré par le professeur Raoult est-il le signe d’une défaite de la raison et l’expression d’un « populisme sanitaire » ?

La controverse autour de Didier Raoult a pour origine la critique de « rationalistes » qui lui ont intenté un procès en « pseudo-science » et en « populisme médical ». On lui a reproché d’être un charlatan exploitant la crédulité des malades doublé d’un populiste attisant la colère du peuple contre le système. On se situe ici au coeur de la controverse, laquelle n’a en réalité pas opposé la rationalité scientifique au populisme sanitaire mais deux modalités distinctes et également rationnelles de l’articulation entre science et médecine. D’un côté, les partisans de l’association entre médecine scientifique et principe de précaution, de l’autre, l’affirmation du primat du soin sur l’expérimentation associée à la connaissance de la nature des épidémies de maladies infectieuses respiratoires.

La polémique scientifique s’est focalisée sur les « études cliniques randomisées », seules à même d’apporter la preuve de l’efficacité ou de l’innocuité d’un traitement. Comparer les effets de l’administration d’un traitement avec un groupe contrôle et répartir de manière aléatoire, « en aveugle », les malades dans les deux groupes permet en effet d’éliminer les biais subjectifs dans la quête de la validation des hypothèses. Dans l’absolu, on ne peut que donner raison aux défenseurs de la médecine scientifique qui ont reproché à Raoult à la fois l’insuffisance de sa propre étude clinique et la mise en cause de la valeur des études randomisées à laquelle il s’est livré. Ce n’est pas ce point qui est contestable chez les « rationalistes » contempteurs de Raoult, mais le fait qu’ils l’assortissent d’un parti-pris idéologique en faveur du principe de précaution, la conviction selon laquelle une absence de traitement est en toutes circonstances préférable à un traitement incertain. Certains défenseurs de la « médecine scientifique » ne se sont pas bornés à exiger des preuves cliniques de l’efficacité de l’hydroxychloroquine, ils ont dénoncé le fait qu’elle puisse être prescrite aux malades et parfois affirmé sans preuve qu’elle n’était pas efficace, voire qu’elle pouvait être toxique.

Le pragmatisme médical ne se réduit pas au précautionnisme. Il commande dans une circonstance donnée de soigner au mieux avec les moyens du bord, en fonction de l’état du savoir. La circonstance était en l’occurrence celle d’une maladie nouvelle et d’une épidémie. L’état du savoir se trouvait nécessairement limité, il n’y avait pas de traitement connu « fondé sur des preuves », tandis que l’explosion soudaine de l’épimédie et sa brièveté prévisible ne laissaient pas le temps d’attendre le résultat d’études cliniques complexes dont la mise en place requiert du temps. S’appuyer sur ce qu’avaient tenté les Chinois et les Coréens, à savoir utiliser les anti-viraux immédiatement disponibles dont les éventuels effets toxiques sont connus et maîtrisables, puis réguler au fil de l’eau, pouvait donc constituer un « calcul bénéfice/risque » tout à fait légitime.

Le raisonnement peut être contesté, il n’en est pas moins parfaitement rationnel. Quand bien même les études cliniques s’accumuleraient pour démontrer l’inefficacité de l’hydroxychloroquine, celles-ci ne pourraient abolir rétrospectivement l’incertitude initiale pour justifier de manière incontestable le choix qui a été fait alors de privilégier l’absence de traitement.

La communication du professeur Raoult est-elle fautive ?

Cette communication est à l’évidence une formidable réussite. Les bulletins d’information de l’IHU (qui n’ont pas commencé avec l’épidémie de Covid) permettent au professeur Raoult de maîtriser sa communication sans avoir à se soumettre aux fourches caudines des médias. Il a ainsi pu concevoir comme il l’entendait la pédagogie de la crise et le partage de l’information scientifique. De fait, il est rapidement apparu comme le principal animateur du débat scientifique, une référence incontournable dont « pros » et « antis » commentaient chaque nouvelle intervention. Il est parvenu, ce qui est rarissime, à renverser le rapport de forces avec les journalistes, restaurant l’autorité d’une parole scientifique ordinairement dépendante du traitement médiatique. En fin de compte, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le professeur Raoult s’est imposé comme la véritable autorité scientifique indépendante qui faisait par ailleurs défaut.

La critique de la « médecine spectacle »  ou du « cirque médiatique » émane des médecins et scientifiques en désaccord avec Raoult, qui lui reprochent de trahir l’éthique médicale et la méthodologie scientifique. Elle s’accompagne du traditionnel procès fait à « l’intellectuel médiatique » (comme si le succès médiatique pouvait changer quoi que ce soit à la force ou à la faiblesse d’une pensée), redoublé de nos jours par le procès, souvent intenté depuis les plateaux télé, de la communication sur internet. La médiatisation de Didier Raoult résultait de celle de la pandémie. Médecins et scientifiques étaient omniprésents sur les plateaux de télévision. Le paradoxe, qui a dû beaucoup irriter les journalistes, est que Raoult n’avait pas besoin de les fréquenter pour attirer la lumière. Certains diront que c’est en raison de son populisme, de son parti-pris « anti-sytème », d’autres, parce que sa parole était forte et libre. Comme souvent, le jugement sur le fond commande l’appréciation de la forme.

La critique du Conseil scientifique par le professeur Raoult est-elle justifiée ?

Par-delà ses critiques relatives à la composition du Conseil, le professeur Raoult a pointé le manque de clarté relatif à la définition de ses missions et de son activité. Quel doit être le rôle d’un Conseil scientifique ? Un rôle scientifique consistant à recuillir les connaissances disponibles pour en faire la pédagogie auprès des décideurs et de l’opinion ? Un rôle politique consistant à piloter la gestion de crise, comme en Corée ou en Suède, à prendre les décisions en lieu et place des autorités politiques ou en partenariat avec elles ? Le problème de ce Conseil scientifique est qu’il a été créé pour la circonstance par l’exécutif au moment même où celui-ci, début mars, s’est enfin décidé à prendre réellement en charge la crise sanitaire. Le pouvoir octroyait au Conseil une légitimité politique en vue d’obtenir en échange une justification scientifique de ses propres décisions. Une telle instrumentalisation politique de l’expertise, assez habituelle en France, présente l’inconvénient de « gadgétiser » et de dévaluer l’expression des experts, dont la vocation, Raoult a raison sur ce point, n’est pas de produire le consensus auquel le politique aspire pour asseoir la légitimité de ses choix. L’illusion du consensus scientifique et de l’union harmonieuse de la science et de la politique s’est dissipée lorsqu’est venue l’heure de déconfiner : le président a déterminé les conditions du déconfinement contre les avis de son Conseil scientifique, suivant en la circonstance le jugement de l’expert qui avait choisi de préserver son indépendance. 

Le professeur Raoult a-t-il mis en cause le choix du confinement de masse ?

Tout au long de la crise, le professeur Raoult a rappelé sa préférence pour la méthode de la « quarantaine biologique », consistant à dépister de manière précoce et massive les porteurs du virus afin de pouvoir les isoler. C’est la stratégie qui a été mise en oeuvre avec succès en Corée, en Allemagne… et à Marseille. Néanmoins, il a aussi fort justement précisé que la décision prise de recourir au confinement de masse relevait de la compétence du politique et pouvait se justifier par des raisons non exclusivement scientifiques ou médicales.

Raoult a raison sur les deux points, mais ses réserves relatives à la nécessité du confinement ne sont pas recevables si l’on tient compte de la principale donnée politique (qu’il a lui-même soulignée) : l’état d’impréparation du pays, à la fois stratégique, logistique et psychologique, au moment de l’explosion exponentielle de l’épidémie ne laissait pas le choix. Toute autre décision aurait sans doute été une erreur et une faute. Une décision politique se prend en situation : à la mi-mars, il était trop tard pour faire autre chose que d’imposer un confinement drastique pour tenter de casser la courbe de l’épidémie et d’éviter la saturation des hôpitaux. Raoult semble penser qu’il y avait là une forme de défaitisme et que la bataille des tests pouvait encore être gagnée. C’était peut-être vrai un mois plus tôt, quoiqu’il y ait lieu d’en douter eu égard aux handicaps structurels que Didier Raoult a été le premier à mettre en évidence.

Quel est l’axe principal des critiques du professeur Raoult relatives à la gestion de la crise sanitaire ?

Le professeur Raoult reproche principalement aux autorités françaises de ne pas avoir adopté, dans la lutte contre la Covid-19, la méthode asiatique, à savoir tester, isoler, traiter. S’agissant du traitement, il fallait abandonner le précautionnisme d’État pour donner aux médecins la liberté de prescrire aux malades les anti-viraux disponibles. S’agissant de la stratégie globale, il fallait se doter des moyens de tester massivement pour avoir à éviter la méthode moyenâgeuse du confinement de masse, ce qui eût été possible si l’organisation de la recherche et de la santé publique avait été en France au niveau de ce qu’elle est en Corée ou en Chine. C’est ce point, à l’heure du bilan, qu’il conviendrait d’examiner. L’enjeu d’un tel examen est moins l’évaluation des responsables en charge de la gestion de cette crise que la prise de conscience de ce qu’il y a d’inadapté dans nos dispositions d’esprit et nos structures afin d’ajuster celles-ci aux transformations historiques en cours.

Plutôt que d’inciter le professeur Raoult à revenir sur l’épuisante et sans doute vaine querelle de l’hydroxychloroquine, la question des conflits d’intérêt de ses collègues ou celle de ses relations avec les membres du Conseil scientifique, le Président et le ministre de la santé, les députés de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale eussent été mieux inspirés de concentrer leur attention sur l’analyse des problèmes de structure que la crise sanitaire a révélés. Ils avaient sans doute en face d’eux le meilleur expert en la matière, celui qui avait alerté sur notre incapacité à faire face à une telle crise dès 2003, dans un rapport qui, en dépit de son titre (« Rapport sur le bioterrorisme »), était consacré à la gestion des crises liées aux maladies infectieuses.

Dans ce rapport, Didier Raoult identifiait parfaitement le risque : « Entre 500 millions et 1 milliard de voyages par avion se dérouleront dans tous les coins de la planète au cours de l’année 2003, et la mutualisation d’un virus transmissible par voie respiratoire sera extrêmement rapide. Ce type d’événement, la mutation brutale puis l’introduction d’un virus d’origine animale dans le monde humain, sont des événements rares, chaotiques mais qui peuvent avoir de conséquences extrêmement rapides et extrêmement dangereuses. » Il ajoutait que notre niveau de préparation à des événements de ce type, imprévisibles et chaotiques, était faible. Il soulignait les failles du système et préconisait d’y remédier en maillant le territoire de sept grands centres susceptibles de regrouper l’ensemble des compétences nécessaires pour la recherche, le diagnostic et le soin dans le domaine des maladies infectieuses, qui pourraient ainsi constituer des pôles de veille et de gestion de crise épidémiologiques.

Le professeur Raoult considère que seul l’IHU de Marseille, créé en 2011, correspond à ce concept : son IHU incarne donc à ses yeux le nouveau monde de la recherche scientifique et médicale en matière de maladies infectieuses, celui qui est à peu près « au niveau » de ce qui se fait de mieux à l’échelle mondiale et qu’il oppose au monde ancien, le « système des petits centres de référence », caractérisé par une spécialisation archaïque et l’insuffisance des moyens. La structure moderne doit bénéficier d’un « effet taille » lui permettant de relever le défi technologique en matière d’équipements. Elle doit être autonome, en intégrant les compétences, réunissant microbiologistes et médecins infectiologues, pour faire face à toutes les maladies infectieuses et répondre à tous les défis posés par un virus, le séquençage du génome, le diagnostic, l’étude de la maladie, le traitement… à l’opposé du système de division institutionnelle du travail et de saupoudrage des moyens sur une diversité de « territoires », le dispositif dit des « blaireaux dans leur terrier » qui mordent quand on s’en approche, défendant des prérogatives restreintes au détriment de l’action efficace, auquel Raoult impute une partie des blocages qui ont empêché de généraliser à temps le dépistage massif pendant la crise.

Au cours de la crise, L’IHU du professeur Raoult a offert le spectacle d’un haut niveau de préparation, soulignant par contraste l’état d’impréparation générale du pays, notamment en matière de tests. La capacité de diagnostic constituait le nerf de la guerre, l’outil indispensable à la fois pour progresser dans la compréhension de la maladie, pour couper les chaînes de transmission du virus et, éventuellement (si l’on admet par hypothèse l’efficacité de l’hydroxychloroquine) pour mieux soigner les malades. Dotés de moyens conséquents et s’affranchissant des contraintes bureaucratiques, l’IHU a pu se procurer dès janvier les machines et les réactifs nécessaires à la mise en place d’un dépistage massif, lesquels ont fait défaut ailleurs.

Lorsque Raoult s’est opposé début mars au Conseil scientifique sur la question de la possibilité de généraliser rapidement le dépistage, au moment où l’OMS préconisait de « tester, tester, tester », il parlait en connaissance de cause. Ce n’était pas en soi impossible : l’Allemagne l’avait fait, prête au dépistage massif depuis la mi-février; Marseille l’avait fait. Les obstacles « systémiques » étaient cependant tels qu’ils rendaient sans doute vain tout volontarisme. L’impuissance de l’État et du Conseil scientifique n’était à cet égard que le symptôme d’un problème structurel que la réaction devant l’urgence sanitaire n’était pas en mesure de surmonter.

Le risque est de laisser perdurer ce problème après la fin de l’épidémie. Le professeur Raoult paraissait à cet égard quelque peu désabusé devant les députés lorsqu’il évoquait ses craintes passées quant aux capacités de la France à faire face au risque de pandémie, des craintes aujourd’hui confirmées par les faits. Et les députés ne semblaient pas animés par une claire conscience de la nature du problème, ni armés d’une ferme résolution à réformer le système en profondeur…

2 Commentaires

  1. Reste à savoir si en maillant le territoire de la manière préconisée par Raoult, on ne provoquerait pas de nouvelles situations de concurrence entre egos tout aussi dommageables que celles des blaireaux dans leurs terriers. Mais en effet, c’est bien ce type de recommandation qu’on aimerait l’entendre détailler davantage, et pas ses élucubrations sur le « soin avec les moyens du bord ». Cette histoire de soigner le patient comme son propre enfant aurait un sens si le traitement dont on parle était susceptible d’améliorer l’état d’un patient vraiment malade, de lui permettre de moins souffrir, d’essayer de lui sauver la vie, mais là, on parle d’un traitement susceptible de diminuer la charge virale à un stade précoce de la maladie, stade auquel le patient n’est pas en perdition, on ne s’inquiéterait pas pour lui même s’il était notre propre enfant. C’est à un niveau statistique que l’usage à grande échelle de l’hydroxychloroquine pouvait avoir un sens, et c’est pour ça qu’il était urgent de tester ses effets par des études randomisées mais sûrement pas de la prescrire au cas par cas à l’aveuglette sur la base d’une soi-disant relation de confiance entre médecin et patient qui n’aurait pu, en fait, qu’en pâtir.

    1. Le problème n’est pas la querelle des egos mais celle des « territoires » (prérogatives et moyens). L’idée, si j’ai bien compris, est que chacun de ces grands centres disposerait, comme l’IHU de Marseille, des moyens et des compétences nécessaires pour fonctionner en autonomie, sans dépendre des autres.

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